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Critiques de livres


Jacqueline HARPMAN
La vieille dame et moi
Le grand miroir
coll. La Petite littéraire
Bruxelles
2001
70 p.

L'auteure et son double

Probablement n'est-ce qu'un hasard, mais en cette rentrée littéraire, au moins trois romanciers (peut-être plus, on ne peut évidemment pas lire la plé­thore de livres automnaux dont nombre vont finir par se ramasser — à la pelle) jouent du « dédoublement » de person­nalité : un personnage se retrouve au prise avec un double décalé, hallucinatoire, de lui-même. Alain Robbe-Grillet dans son roman manipulateur La reprise, Amélie Nothomb dans Cosmétique de l'ennemi. Et Jacqueline Harpman dans La vieille dame et moi, son court roman (longue nouvelle ? — 64 pages) qui inaugure « la petite littéraire », la nou­velle collection de la non moins nouvelle maison d'éditions Le grand Miroir. Entre Harpman et Robbe-Grillet, nul point commun. D'ailleurs Harpman fait partie de ces auteur(e)s pour qui le nouveau roman, ses lois, sa domination n'ont eu aucune in­fluence. Elle continue le roman psycholo­gique français dans sa tradition moderne : en tenant compte de la psychanalyse. Par contre, entre Harpman et Nothomb, oui, il y a quelque chose. Et l'on osera dire qu'on y a pensé avant que Harpman énonce (p. 26) un rapprochement entre son roman et les Catilinaires de son « amie Nothomb ». Pour nous, c'était à cause des dialogues, de la volonté de fronder, de se montrer impertinente, de ten­ter de salir son image (même si tout cela reste très contenu, on ne se refait pas si faci­lement) ; pour elle cela se situe au niveau de l'intrigue, de la présence d'un importun, qui finit assassiné, chez Nothomb du moins. Cet importun : une dame de dix ans plus âgée qu'elle, une dame au bord de la mort, déjà attachée à tout un appareillage (des appareaux, « un barbarisme pour souligner l'aspect barbare des techniques les plus hau­tement civilisées ») pour ne pas mourir tout de suite. Elle apparaît à la romancière un jour que celle-ci écrit et attend la visite de ses enfants. Entre les deux femmes va s'ins­taller, sur le mode de l'impertinence, un dialogue. L'une, la visiteuse importune va tenter de déstabiliser l'autre, la romancière (qui a peut-être été toujours) trop retenue, trop polie. Dans sa vie, dans son écriture. Par ce procédé, le dialogue avec son double, mais un double décalé, puisque plus âgé qu'elle, puisque — et surtout proche de la mort (moment du retour sur soi, des bilans), Jacqueline Harpman réfléchit avant tout sur la prétention, la fausse modestie des écrivain(e)s L'acte d'écrire est déjà immodeste, donner tant de poids à ses propres pensées, pour qui se prend-on ? Mais publier ! Montrer ! (...) Régner sur les mots et les idées ! Etre quelques minutes chaque jour, Dieu créant l'univers ! ») et sur son rapport passionnel à la phrase, avec affres, bonheur, bataille. Elle explique sa re­cherche de la phrase « éclatante, qui pouvait être limpide, pure comme une forme géomé­trique, ou contournée, baroque, surchargée d'ornements, avec un rythme changeant, des cassures qui déconcertent et des envolées qui n'en finissent pas », le sentiment de l'avoir trouvée et puis la crainte de n'en plus en re­trouver d'identiques. Que la romancière se rassure, ce petit livre en déborde (on ne refait pas si facilement), et même si elle y évoque ses flatulences, si ce livre est plus une fantaisie qu'un grand roman, Jacqueline Harpman reste une de nos écrivaines majeures.

Michel Zumkir