pdl

Critiques de livres

Sonate à deux voix

Sous une couverture en papier kraft, voici un court texte qu'André Sempoux semble avoir écrit comme un musicien qui rentre chez lui après un concert et se met à pianoter une petite mélodie qu'il a compo­sée pour lui-même et ses amis, atteignant sans effort apparent à une simplicité souveraine qui donne à ceux qui ont la chance de l'en­tendre l'idée la plus limpide de son art. Sous-titré « un cauchemar », La Wallonie, tin-tin ! est un récit d'anticipation crépusculaire qui réunit deux aventures complémentaires. La première est celle d'un vieil homme fatigué qui remue, à Rome en 2006, les cendres de sa vie vécue pour rien. Naissance à Liège, par­fums et saveurs de l'enfance, études de droit qui l'amènent à devenir juge de paix itinérant au Congo, où l'administration ne lui par­donne pas de prendre fait et cause pour les co­lonisés, contre les colons. Des années plus tard à Rome, il manque d'être compromis dans un complot de l'Opus Dei qui aboutit au démé­nagement du Vatican en Amérique du Sud. Dans la deuxième partie, un chercheur japo­nais spécialisé dans l'étude des cultures en voie d'extinction débarque à Liège en 2013. La partition de la Belgique, précipitée par une série de scandales, a entraîné l'effondrement économique de la Wallonie et la tiers-mondisation de sa population, qui survit tant bien que mal entre pénurie, troc et marché noir. Les professeurs wallons, qui ne sont plus payés depuis des mois, vont se faire des devises fortes pendant leurs vacances en exécutant de modestes travaux domestiques chez leurs riches collègues de Louvain. Des couples des pays riches adoptent des petits Wallons par l'entremise d'organismes humanitaires. Les deux hommes, le juriste liégeois et l'en­seignant de Tokyo, n'ont pas de nom, ne se connaissent pas, ne se rencontreront jamais. Le premier est sans doute décédé à la date où écrit le second. Pourtant, ils sont liés sans le savoir par des tierces personnes. Vé­ronique, née des amours coloniales du pre­mier, est l'infirmière qui soignera le second pendant sa maladie, tandis que Mitsuko, la compagne à qui le Japonais adresse son récit, fut aimée sans espoir à Rome par le Belge. Entre les deux parties qui s'éclairent et se répondent, Sempoux fait ainsi jouer toute une série de rimes et d'échos. Et Tintin ? Il court en filigrane comme un réfèrent culturel ironique. Evoquée en pas­sant dans la première partie, l'œuvre d’Hergé est devenue en 2013 la base de tout le système éducatif wallon : « Les spécia­listes enseignent le français, l'anglais, l'his­toire, la géographie et les sciences (les langues anciennes sont mortes une seconde fois depuis longtemps et il a fallu renoncer à l'allemand, beaucoup trop complexe) au moyen d'albums expurgés des expressions douteuses et simplifiés quant à la syntaxe. » Une ironie amère imprègne ce récit bref mais riche, où la matière est indissociable de la ma­nière, qui est allusive et oblique. Point de message ni de thèse. La vieillesse, le pouvoir de l'Eglise, le colonialisme, les petites et grandes misères de la Belgique d'hier à au­jourd'hui, la relativité de l'exotisme et de l'altérité (on est toujours l'autre de quelqu'un), Sempoux parle de tout cela, mais de biais. L'écriture joue comme un déliant et empêche à chaque instant la métaphore de figer comme une vulgaire mayonnaise. L'infamie de notre temps se trouve énoncée, là, sans qu'il soit nécessaire de hausser le ton.

Thierry Horguelin

André SEMPOUX, La Wallonie, tintin !, Emile Van Balberghe, 1997