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Critiques de livres


André SEMPOUX
Le bol à moustaches
Luce Wilquin
2003
121 p.

Instants de vie

On connaissait le talent de nouvel­liste d'André Sempoux, son écri­ture élégante et précise, son goût de l'ellipse, des aveux voilés, des vérités pressenties, découverts dans l'inoublié Petit Judas, (éd. Les Eperonniers, 1994, récits re­pris depuis, avec d'autres, sous le titre Moi aussi je suis peintre, chez Labor). Après un détour par le roman, le revoici sur les chemins du récit bref et aigu, qu'il a choisis plus escarpés, hasardeux que jamais, parfois tortueux.
Le bol à moustaches comporte treize his­toires, souvent très courtes (deux ou trois pages à peine), à l'exception du Dévoreur, ce texte noir et brûlant, rageur et désespéré, paru en 1995 aux Eperonniers, dont nous est livrée ici la version définitive : confes­sion d'un homme dont la vie fut empoison­née, dévastée par un père fasciste, et qui lève le voile sur ce térébrant secret avant de mettre fin à ces jours.
La mort est d'ailleurs très présente dans ces nouvelles. Violente, au coin d'un quai de Venise désert, où un inconnu cristallise la révolte d'une femme contre la dictature masculine (Les femmes sauront pourquoi). Sereine, lorsque le dieu mêlé à la foule qui fête l'inauguration de son temple, dans un village d'Extrême-Orient, abolit la mémoire tragique des deux architectes, leur rend, l'espace d'un instant, la joie et l'harmonie perdues, puis, d'une main presque tendre, leur ôte la vie (Comment vous dire merci ?) Ou lorsqu'un Orphée moderne, interpel­lant le maître des enfers sur la disparition de son Eurydice, comprend le secret que nous portons au creux de nous sans le sa­voir : Oubli du monde, l'amour pousse la porte comme un motif musical fait pour nous seuls. A peine voulons-nous le retenir, il n'est plus (La triche).


Dominique COSTERMANS
Des provisions de bonheur
Luce Wilquin
2003
135 p.

Si le regard halluciné du Saturne de Goya, sur la couverture, nous saisit dans son cau­chemar, si la trahison (thème central, déjà, de Petit Judas, qui reste pour moi le meilleur livre d'André Sempoux), les rendez-vous manqués, le remords obsédant, les blessures de l'âme et du corps habitent ces pages, l'au­teur nous réserve aussi des échappées, des malices, des sourires. Et des images, des odeurs d'enfance, d'herbes folles et de sa­pins, qui dansent autour d'un bol de porce­laine d'autrefois, un bol à moustaches, épave saugrenue qu'on a mille fois voulu jeter, et pourtant gardée, par on ne sait quelle obs­cure fidélité...

A travers ses petits tableaux sensibles, cro­qués sur le vif d'une plume rapide et mo­queuse, parfois acide, Dominique Costermans nous invite à faire Des provisions de bonheur (titre du recueil et de la première nouvelle). A serrer contre soi la beauté des roses, les rires des enfants, la connivence amoureuse, même si l'on pressent que rien n'arrête les métastases qui, dans l'ombre, grignotent le temps. Comme les déceptions grignotent la joie.

Tour à tour narquoise (Moi, les mondanités, j'aime pas trop, un titre dans la ligne de l'incisive Annie Saumont), vulnérable (Les parallèles, qui finiront peut-être par se ren­contrer...), nostalgique (ô la rumeur, les couleurs des Tempêtes qui, d'une année à l'autre, vous grisent ou vous déchirent). Le cœur gonflé d'espoirs et de rêves (tel Colin qui accroche Des poèmes dans les arbres, petits papillons d'amour pour émouvoir sa bien-aimée, sans imaginer un instant qu'elle ne passe plus par ce chemin-là), chaud de sou­venirs d'enfance et de tendresse (La neige orange), ou étreint d'un acre désespoir (Ci­trons amers).

Le style est enlevé, celui même de la nota­tion preste et juste, souvent familier, parlé autant qu'écrit, ailleurs plus serré, dense, perçant.

Les sujets ? Ce qu'on appelle les choses de la vie, rose et noir mêlés, avec le parti pris de sourire par-dessus la détresse, de se prendre parfois au tragique, jamais au sérieux, de garder une lucarne ouverte sur le ciel et les chants d'oiseaux, envers et contre les acci­dents de parcours, les failles de l'amour, la solitude qui aura le dernier mot... Tout est précaire, mais tout est possible, et les minutes volées à l'éternité, arrachées à l'oubli avant qu'elles ne s'envolent et dispa­raissent, nous sauvent du vide. C'est ce que suggère Dominique Costermans, dont on nous dit qu'elle est journaliste et a pour signes particuliers de photographier les nuages, brouiller les cartes, s'évader dans les gares et sur les autoroutes. J'ajouterai un autre repère : les noms des quatre écrivains dont une citation scande le livre : André Breton, Robert Musil, Byron, Eric Holder. Un quatuor révélateur. Et ré­confortant...

Francine Ghysen