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Critiques de livres


Carl NORAC
Le carnet bleu
Tournai
La Renaissance du Livre
2003
156 p.

Partir rend léger

Le carnet bleu de Carl Norac n'est ni récit de voyages, ni carnet de bord, ni souvenirs de traversées aventureuses, ou peut-être est-ce tout cela et plus encore. Des rues, des déserts, des roches, des ri­vières, de Casamance à New Delhi, de Pra­gue à Héraklion, de Jyvaskula en Outre-Meuse, Norac saisit des instants en images et en mots, des instants de vie, d'émotion, qui nous donnent à sentir un peu de son âme et de celle du lieu où son vagabondage a fait escale.

Une âme découvreuse de l'intime, curieuse du simplement, du vraiment, du boulever­sant. Un « moineau d'encre » qui cherche à « réapprendre à se perdre ». L'envie de partir le tient depuis longtemps : « Ce devait être à l'époque où l'on traîne sa défroque sur les bancs de son lycée, gorgé du premier alcool, de la salive des filles. De la classe d'une école qu'on appelait la Ca­serne, nous pouvions épier l'intérieur de l'abattoir d'en face. Nous étions fascinés de voir les porcs, les vaches et les chevaux se sauver avant d'avoir sur la tempe le bout d'un revolver noir. N'est-ce pas à ce mo­ment qu'arpentant d'étroits couloirs, j'eus enfin l'envie de fuir ? Depuis lors, tout pay­sage, pourvu qu'il saigne au couchant, m'invite à faire un voyage. » Partir, dit-il, le rend léger. Mais attention, il ne faut pas confondre, cette légèreté n'est pas de celles dont le regard effleure sans voir. Elle donne des ailes, ouvre la porte au merveilleux, rend corps à la lune, lit dans les mouvements du sable et les trompes d'éléphant, crie avec les oiseaux à la cime du monde.

Pendant dix années de route, il fiance sa peau à celle des femmes, hurle de la proue d'un bateau un poème à la face d'une île, voit mourir sur des livres oubliés des poètes au chant condamné et aux amours impos­sibles, invoque des démons de chaux vive pour provoquer des avalanches. Pas de vérités convenues, d'exotismes ou de didactisme dans les « polaroïds » de ses pro­menades à travers le monde. Il nous rend proche l'inconnu et mystérieux le proche. Par le regard d'une femme, nous sentons sous nos pieds les pentes du Tibet et les berges de nos fleuves se font lointains ri­vages.

Comme ce texte, écrit en Inde du nord : « La femme brune aux yeux noirs se tient à la frontière de l'ombre. Elle mange la nuit. Elle regarde au loin le jour percer, humide, derrière les pics de ce Tibet, si proche, qu'elle ne peut pourtant pas rejoindre. La nuit qu'elle vient de manger et qui n'est pas finie l'avale à son tour. Mais je vois cette femme dans la pénombre sortir un œuf de sa poche et le broyer dans son poing, long­temps, comme s'il s'agissait d'une ultime vengeance sur l'avenir, ou d'un refus de l'Histoire. Se frottant les doigts sur sa robe, elle fait demi-tour et n'entre pas dans l'aube qui s'avance. »

Ou cet autre, écrit en Outre-Meuse (et dédié à Jacques Izoard) : « Ce matin, les travaux commencent. Les hommes arrivent avec des grues pour rétrécir la Meuse. Ils vont tailler dans le nerf qui a fondé la ville. Ils vont le drainer jusqu'au sec. Ils vont traîner dehors sa moelle et sa chaux vive. Devant l'indiffé­rence de la plupart des passants, ils sont en train de racler une strate secrète de la mé­moire. "A si bon compte, leur ai-je crié d'un pont, rétrécissez la solitude, la bêtise humaine, les largesses de la politique, mais laissez ce fleuve en son lit couler hors de ce siècle." »

Ces chemins de terre et de pierre sont aussi bien sûr les sentes intérieures de Norac, celles qu'il a parcourues de « Fuites » en « Rencontres, « d'Escales » en « Demeures », ainsi qu'il intitule les quatre parties de son carnet. Et qu'il continue de serpenter, puisque, précise-t-il : « Si vous me voyez un jour immobile, pensez que je viens de jeter quelques pas d'un autre devant moi et que je m'autorise le loisir, au coin d'une rue, de m'attendre un instant. »

Laurence Vanpaeschen