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Critiques de livres


Renée C. FOX
Le château des Belges. Un peuple se retrouve.
Préface d'Eugen Weber, postface à l'édition française par Renée C. Fox.
Bruxelles
Duculot
1997
368 p.

La sociologie selon Ghelderode

On pourrait s'attendre à un effet de reconnaissance, pourtant, c'est d'abord le sentiment de l'étrangeté qui prévaut quand on lit l'essai de Renée C. Fox, Le château des Belges. Cette sociologue américaine a découvert notre pays à la fin des années 50, en menant une enquête sur le milieu de la recherche médicale ; elle y est revenue à plusieurs re­prises dans les décennies suivantes pour affi­ner chaque fois son approche, tandis que, parallèlement (et c'est l'objet de la dernière partie de l'ouvrage), divers séjours au Congo d'après l'Indépendance la condui­saient à étudier les effets du (post)colonialisme sur la vie quotidienne locale, éclairant comme à revers une autre face de notre so­ciété, davantage masquée. Au total, son livre témoigne d'une expérience, d'une « observation participante » de 30 années et plus, qu'elle a voulu confier au public américain avant qu'une traduction française (due à Christine Pagnoulle, revue pour l'édition scientifique du texte par Yves Winkin) nous permette de voir à notre tour l'image de nous qu'elle s'est construite. Les Belges, selon une formule éprouvée, ont « une brique dans le ventre ». On ne s'éton­nera donc pas si les propos de Fox s'articu­lent pour l'essentiel autour des maisons (concrètes ou symboliques) qu'il lui a été donné de fréquenter, depuis les anti­chambres officielles où elle dut patienter avant d'être reçue jusqu'au Palais royal où elle fut conviée un soir à un dîner de gala. La première partie, « Demeures publiques », est centrée sur le milieu de la recherche scientifique. L'auteur y relate ses rencontres avec les personnalités qui constituaient l'es­tablishment de l'époque : Marcel Dubuisson, le recteur-bâtisseur de l'Université de Liège, Jean Willem, directeur du F.N.R.S., Jacques Errera, commissaire à l'Energie atomique, Corneel Heymans, prix Nobel de Méde­cine... des hommes incarnant le pouvoir dans leur domaine d'activité, dont elle dresse des portraits nuancés mais sans com­plaisance et par l'intermédiaire desquels on pénètre dans un monde qui n'est pas forcé­ment familier à tout un chacun. A beaucoup, la seconde partie, réservée aux « maisons privées », apparaîtra plus proche, socialement parlant. On y fait la connais­sance, du côté flamand, de « Moeder Clara » et toute sa famille — catholique, la­borieuse, unie dans l'admiration qu'elle voue au fils, au frère devenu jésuite et mis­sionnaire. Pour la Wallonie : Yvonne et Pierre Dubois, de Verviers. Il est coiffeur, elle s'occupe du ménage, ils tiennent à se démarquer de l'esprit ouvrier, leurs deux fils ont réussi dans la vie puisqu'ils ont accom­pli l'un et l'autre de brillantes études uni­versitaires. Un chapitre nous intéressera au premier chef : celui que Renée Fox consacre à « l'univers de Ghelderode ». La sociologue confie sa fascination pour le dramaturge, elle admet par ailleurs avoir « appris beau­coup de choses sur la Belgique à travers les éléments « réalistes » de ses pièces et de ses contes ». Prenons en acte, car l'aveu éclaire sa démarche bien plus qu'il n'y paraît de prime abord.

A travers son approche individualisée, à fa­cettes, Le château des Belges propose une ra­dioscopie fine et sensible de notre société. On appréciera la justesse des observations qui y sont réunies : sur l'esprit religieux, notamment, qui continue d'imprégner le royaume, sur la symbolique de l'ameuble­ment dans les logements visités, sur le fonc­tionnement d'une institution bancaire, sur la magie des trains et la désolation des gares où les clochards n'ont plus leur place... On admirera, par ailleurs, la capacité toute lit­téraire de l'auteur à cerner d'un trait de plume un visage aussi bien qu'un caractère ou une lumière déclinante sur la campagne. Mais se reconnaîtra-t-on dans le miroir qu'elle nous tend ? Pas vraiment, pas com­plètement.

La sociologue a traversé le territoire du nord au sud, et jusqu'à cet ailleurs intério­risé que constitue l'ancienne colonie. Elle a rencontré des représentants de l'élite diri­geante et des familles modestes. Les com­mentaires historiques qu'elle donne en cours d'exposé comme dans son épilogue et sa postface (où elle examine l'évolution des mentalités à la lumière de deux événements-phares, la mort de Baudouin et la Marche blanche) élargissent encore sa perspective. Il n'empêche qu'on demeure insatisfait. Pour l'exprimer à sa façon, en empruntant son registre de métaphores : à son inventaire des demeures il manque une Maison du Peuple. Ce n'est pas seulement qu'on achève la lec­ture avec le sentiment que la culture popu­laire, ouvrière, militante qui caractérise par­ticulièrement la Wallonie mais aussi bien la Flandre des villes, est passée sous silence — une fois de plus. C'est surtout que le déni en question traduit une carence de la démarche sociologique même, telle du moins que la pratique Renée Fox. Malgré toute sa volonté d'empathie, elle nous paraît en effet avoir manqué une dynamique essentielle à la compréhension de ce pays : celle, pour le dire en un mot, qu'a instauré le combat de la gauche depuis le XIXe siècle et qui tra­verse jusqu'à aujourd'hui tout le corps so­cial. En restant dans le domaine de ses spé­cialités, on aurait aimé, par exemple, qu'à côté des mandarins qu'elle a rencontrés dans les années 60, elle prenne aussi la peine d'in­terroger, à Liège ou au Borinage, telle équipe de médecins, de haut niveau scienti­fique souvent, qui investissaient toutes leurs compétences dans l'élaboration d'une poli­tique sociale de la santé et adaptaient les exi­gences de la recherche aux-besoins spéci­fiques des populations qu'ils avaient en charge. Ce n'était pas faire de la mauvaise sociologie que de prêter attention à ces pra­tiques ; le tableau au contraire en aurait été plus complet. En lieu et place, on retrouve la sempiternelle et mythique image d'un pays où les seigneurs francophones et un bon peuple flamand truculent et mystique occupent quasi tout l'espace de l'imaginaire. Ghelderode, qui se méfiait des sociologues mais aimait Renée Fox, lui avait suggéré un jour de « faire comme lui » : « Quand j'écri­rais sur la Belgique, note-t-elle, il serait peut-être plus efficace, et plus sûr aussi, de transposer dans un siècle passé ce que j'avais observé et que je voulais dire. » L'auteur a fait plus fort encore : c'est l'univers de Ghelderode qu'elle a reporté sur la Belgique contemporaine. La sociologie est un songe...

Carmelo Virone