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Critiques de livres


Marc ROMBAUT
Le Chat noir laqué
Paris
Editions du Seuil
collection « Fiction &Cie»
1996
170 p.

Enquête intérieure

Dans une villa près de Florence, Ber­nard, architecte français, s'est re­tiré pour passer l'été 1992, presque seul. Il ressasse les épisodes-clefs de son exis­tence, les mieux connus, les plus obsédants, puis ceux que la mémoire avait enfouis dans ses failles et qui avaient subi une censure in­consciente. Tout se mêle et fait sens, à la mesure des chocs qu'éprouvent les faits et les sensations, les pans de souvenirs et d'anecdotes recréés. Dans la quiétude d'une colline toscane se dévide le fil cauchemardesque d'une vie qui tourne à l'échec. De se­maine en semaine, un journal reçoit les pro­cès-verbaux de ce pugilat avec soi-même qui se révèle surtout, pour Bernard, une con­frontation crispante avec l'incapacité d'ai­mer. Pourquoi a-t-il trompé son épouse Jessica, qu'il aime et dont il sait être aimé ? A-t-il vraiment tué Claudia, sa jeune maî­tresse romaine, qui était toute passion et toute sensualité ? Quelle fêlure du passé a présidé à la faillite d'aujourd'hui ? La vérité est complexe à consigner noir sur blanc. Or le narrateur du Chat noir laqué, premier roman du poète et journaliste Marc Rombaut, est moins esseulé qu'il y paraît, et sa recherche du sens se relance par le biais d'adjuvants parfois inattendus. Le chat du titre promène à toute heure son indifférence dans les pièces de la maison ; c'est un té­moin discret, mi-juge mi-complice, qui offre un utile et ironique contrepoint à la hauteur métaphysique un peu pédante que peut prendre l'angoisse du personnage. Un com­merçant grec, qui a fui le régime des Colo­nels et qui admire Cavafy, l'aidera égale­ment à émerger de « (l') énorme et banale confusion de l'existence ». D'autre part, Ber­nard ne vit pas coupé de l'actualité. Chaque matin une femme de ménage lui apporte des journaux (Le Monde, Il Messagero, La Nazione] qui font entrer derrière les volets du lieu de retraite les vibrations d'un uni­vers tout aussi déboussolé, en quête de re­pères. La guerre en Bosnie, les purifications ethniques en Serbie, l'instruction judiciaire sur Papon et Bousquet, la sortie des Nuits fauves de Cyril Collard, chaque événement vient relativiser le drame d'un individu dont le destin est peut-être dépourvu de si­gnification et, quoi qu'il en soit, ne concerne que lui-même. Par ce truchement qu'il exploite avec des bonheurs inégaux, l'écrivain évite toutefois le travers du nom­brilisme qui frappe trop de romans contem­porains. D'une façon que ne désavouerait pas un Pierre Mertens, par exemple, il mêle quelques bribes des hoquets de l'Histoire à un imaginaire personnel qui est toujours moins original, moins bouleversant qu'on le voudrait — n'était, au fond, le corps nu et sans vie d'une maîtresse, dans une station balnéaire quelconque, dans un immeuble gris de Sabaudia. L'intérêt de l'œuvre naît d'ailleurs de l'articulation pertinente entre le parcours particulier de Bernard et sa prise de conscience de convulsions d'une am­pleur plus large, sinon générale : « Le cau­chemar dont j'essaie de m'extraire n'est rien d'autre que celui de ma propre histoire, et mon histoire rejoint l'Histoire avec ses men­songes, ses manipulations, ses capitulations, ses violences, ses haines, son impuissance à sortir du cycle de la mort. » Les exemples de conjugaison de l'intime à l'universel ne man­quent pas, qui vont de la réflexion au « clin d'œil».

Quand un auteur s'attache à transcrire l'in­trospection d'un sujet, le pire est attendu, savoir le bavardage et les pages de — mau­vaise — littérature. Marc Rombaut impose heureusement à sa créature un style sans ar­tifice ni coquetterie, qui voudrait « (s')en tenir à la stricte description des faits » et « éviter toute surcharge émotionnelle ». L'en­quête intérieure prend la forme d'un récit éclaté, en progressive déconstruction, ali­menté de scènes et d'images qui obéissent à un point de vue cinématographique : « La caméra filmerait un visage tourmenté (...) Quand elle vient au-devant de moi, elle est déjà hors champ ». Le procédé ne tourne pas au tic, mais donne du réel la représentation d'un long clip chahuté, protéiforme et bredouillant. Comme la vie ?

Laurent Robert