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Critiques de livres


André BALTHAZAR
Elle
Le Daily-Bul
1995
148 p.

Pages paysages

En 1992, Pol Bury se voit comman­der une fontaine pour le campus de l'Université de Yamagata, au Japon. D'abord circonspect, lui qui reconnaît vo­lontiers ne pas nourrir de « passion incondi­tionnelle pour l'inconnu », il succombe rapidement aux beautés d'un site remarquable et, plus généralement, aux séductions du pays et de ses habitants. La maquette du projet est acceptée sans restriction, Bury re­tourne au Japon superviser l'installation de sa fontaine-sculpture, dont l'élégante calli­graphie tubulaire disposée à l'horizontale assoit sur sa base le bâtiment triangulaire de l'Université.

De cette expérience est née une correspon­dance, aujourd'hui réunie dans Le Chemin de Yamagata. Epistolier plaisant, Bury ra­conte au fil de la plume ses impressions de séjour. Sans se dissimuler que le Japon n'est sans doute pas le paradis — ni plus ni moins qu'un autre pays —, le voyageur privilégie délibérément, pour un premier contact, les impressions positives. C'est moins naïveté béate que stratégie d'ac­cueil. Le regard suspend provisoirement tout esprit critique pour mieux se faire disponible à un autre monde. On ne lui en voudra donc pas trop de découvrir les lieux communs officiels du Japon (de la cuisine aux lutteurs de sumo, du rituel des bains au code de la politesse, de l'art de la calligraphie au confort des toilettes élec­troniques), tant il est patent qu'il a trouvé là une sérénité vraie. Une sérénité qui s'épanouit dans la maquette de cet élégant petit volume, dont le format à l'italienne s'accorde à la photographie du site, plu­sieurs fois reproduite à la façon d'un motif.

André Balthazar, à qui Bury adresse ses lettres, avait publié il y a trois ans une suite de courts textes à la troisième personne du masculin singulier, regroupés sous le titre //. L'exercice appelait son complément fé­minin, intitulé Elle, qui paraît chez le même éditeur et dans la même présentation soignée. Que ce nouveau volume surclasse le précédent dans la réussite ne surprendra que les naïfs. « Madame Butterfly, c'est moi », précise drôlement l'auteur à leur in­tention. Nul bovarysme même parodique dans ce livre, et, en dépit d'une allusion à Salammbô, c'est bien moins à Flaubert qu'on songe ici qu'à Pierre Louys ou au Marcel Schwob de Monelle. A l'égal de ces deux auteurs avec lequel il n'entretient au­cune parenté de style, il ne fait aucun doute qu'André Balthazar est là dans son élément — si l'on tient qu'il y a un élément fémi­nin, comme il y a un élément marin. Jamais nommée, celle qui habite ces pages s'y montre à tout moment curieuse d'elle-même et du monde. On lui devine un corps de gazelle, des grâces de chat qui s'étire. Elle goûte son bonheur dans l'instant. Elle contemple l'univers dans une goutte d'eau ou sur le grain de sa peau, et garde des se­crets derrière ses paupières closes. André Balthazar pratique en maître l'art difficile de la prose brève, où économie n'est pas sécheresse, mais justesse du trait. Non pas celle du petit fait vrai, mais celle d'un imaginaire soudainement incarné, en une poétique, voire une érotique de la sen­sation, secrètement accordée au narcissisme féminin. On savoure à le lire le même plai­sir qu'on prend à caresser la peau d'une pêche, à rêver le nez dans l'herbe, à sentir sur soi la chaleur du soleil, à faire danser entre ses cils un rayon de lumière. Il règne ici une sensualité émanée de chaque objet en présence et cependant dégagée de toute forme définie : sensualité insidieuse, ivresse rêveuse, qui tourne doucement la tête.

Thierry Horguelin

Pol BURY, Le Chemin de Yamagata, Le Daily-Bul, 1994