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Critiques de livres


Jean Claude BOLOGNE
Le dit des béguines
Denoël
1993
430 p.

L'oiseau blessé à côté de l'hydre humaine

L’Antiquité et le Moyen Age sont les deux périodes de l'Histoire qui exercent sur les romanciers la sé­duction la plus fantasmatique. Pareillement, roman « médiéval » et « péplum » se jaugent à l'aune d'un horizon d'attente, vieux du XIXe siècle, où s'accumulent autant de cli­chés que de révérences obligées. Parmi nos contemporains qui se sont frottés au roman historique, nombreux sont les polissons qui n'ont cru faire du neuf qu'en « gambadant joyeusement sur les plates-bandes de l'his­toire », comme dit Pierre Kast, en matière de légitime défense. La perle est donc rare en ce domaine. Parler de la Sybille comme Par Lagerkvist, en s'attirant les sympathies d'un spécialiste de la mantique apollinienne tel que Robert Flacelière (et accessoirement un prix Nobel...), parler d'Alexandre comme Mary Renault ou de Byzance comme Mika Waltari, voilà le tour de force que Jean Claude Bologne me paraît avoir réussi avec sa brique sur le Liégeois Lambert le Bègue.

La prouesse est annoncée d'emblée. Parmi la quarantaine de personnages qui occupent la scène, à Liège et à Saint-Aubain, de 1126 à 1216, l'Histoire n'en reconnaît que huit. Etait-ce trop encore pour Jean Claude Bo­logne qui, à l'exception de Lambert le réfor­mateur, n'en fit presque que des figurants ? Quelle étonnante consistance, pourtant, dans ces disciples fictifs que sont Guy, Jehanne de Saint-Aubain, le père Arnaud et maître Evrard ! Oubliant ce préalable, le mélange de fictif et de réel s'opère aussi par transmutation, avec une fluidité et une har­monie qui ne dénoncent, à aucun moment, ni hiatus ni maladresse. Cette alchimie complexe ne s'encombre ni de décors pom­piers, ni de bric à brac lexicologique, mais touche parfaitement à l'esprit, et médiéval et principautaire, par une distillation de connaissances institutionnelles et sociales, d'une part, et par l'évocation d'une tradi­tion colorée de bon sens populaire, d'autre part. La discrétion de Jean Claude Bologne se confirme dans son jeu subtil avec l'ana­chronisme, qu'il s'agisse du devenir de la pensée sceptique, du destin du livre ou des avatars de l'âme d'un homo religiosus qu'il excelle à modeler.

Faire oublier le présent avec autant d'art est un compliment qui lui revient à juste titre, pour tous ces mots-frissons, cette pensée impatiente, cette écriture avide, propices à traduire la complexité du réel : le doute sul­fureux, l'urgence de la petite mort, la respi­ration des êtres qui se renfrognent et s'exal­tent.... Sur fond d'hérésie, de lèpre et de calamités, se projette l'espoir; version retra­vaillée d'un mythe de la caverne où les en­chaînés sont Lambert le réfugié, son dis­ciple Guy en mal de martyre, Fénice la sauvageonne, à la fois fée et sorcière, et tous ces êtres meurtris et hantés de questions. « Il me reste quelques livres », dit un person­nage. « C'est peu ? C'est tout : le monde. » « Il faut des étapes de purification », dit un autre, « pour approcher l'âme nette des textes fondamentaux. » « L'oiseau d'or a quitté l'enluminure des vélins. Le monde et les livres à nouveau ont fusionné », ne dit personne. Et telle est pourtant la première clé. Cet oiseau, phénix divin ou diabolique, centre de toutes les interrogations, de toutes les déceptions, de tous les drames enfin, fait le lien entre toutes les coïncidences et tous les destins du récit. La lecture indéfiniment recommencée du livre des âges, pour Lambert, induira une nouvelle piété. L'oiseau doit mourir pour que s'opère la purification par le feu et par le sang. L'hydre humaine de la dernière page du livre, « recomposée pour sa perte blesse le nouvel oiseau. L'un ne va pas sans l'autre. » Mais la quête change au détour des péripéties qui sont aussi autant d'allégories. Il ne s'agit pas de transformer le monde sans transformer les hommes. Les idées et les rêves doivent s'incarner. Le livre — in­trouvé — du monde reste donc à écrire. Et ce projet est suffisamment vaste pour peu­pler une vie et celle de nombreux disciples, dont les béguines dans l'atelier d'écriture que dirigera Jeanne de Saint-Aubain. Qu'importé, dès lors, sa disparition ! « La vraie victoire est dans l'histoire, dans l'écrit, dans le livre », dit la visionnaire. Que ce livre se referme, que l'oiseau blessé soit rangé, pour mille ans, à côté de l'hydre hu­maine, qu'importe! Jean Claude Bologne l'a rouvert pour nous aujourd'hui.

Danny HESSE