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Critiques de livres

Jacques Lefèbvre
De vous à moi
Avin
Éditions Luce Wilquin
2007
179 p.

Alchimie d'un voyage
par Thérèse Allard
Le Carnet et les Instants n° 150

Il y a des histoires qui sont doubles. Et des personnages qui traversent leur existence tout en parcourant une autre histoire. C'est ce qui arrive au héros du roman de Jacques Lefèbvre, De vous à moi. Un homme part dans un pays de l'Est en mission culturelle et pédagogique à la rencontre de lycéens et d'étudiants pour parler d'un auteur dont il est spécialiste. Certes, il est attendu par l'ambassadeur dans une ville au passé riche, mais cette perspective est contrariée par un profond mal-être. Il vient en effet d'être quitté par une femme après trente ans de vie commune. Il part et son voyage ressemble à une fuite. Départ peu banal dont la date de retour n'est pas fixée.

Depuis qu'elle l'a déposé à l'aéroport, la déréliction le possède de toute part. Cette chambre d'hôtel si froide, si laide, si terne, comme sa vie entrée en déliquescence, et même une poignée de bus au contact si glacial le projettent dans des régions intérieures qu'il ne connaissait pas auparavant. À l'Est, les traces de la dictature le ramènent à son jeune âge adulte. Pendant que les chars envahissaient les pays, lui était amoureux d'une jeune fille. Trente ans après, les chars se sont tus, mais tout en lui est tendu vers elle. Sa dictature à lui, c'est elle, sa solitude, ses peurs et tous les « pourquoi » qui le torturent jour et nuit.

Elle, rien qu'elle dans le regard de l'ambassadeur, dans les bâillements des lycéens, dans les contacts avec les autres, sur les places, dans les châteaux, dans le regard des autres femmes. Imperméable à ses attentes durant leur vie commune, voilà que chaque rencontre de sa pérégrination le renvoie à son histoire personnelle et à leur histoire, et le rend intensément attentif à tout ce qu'il n'était pas avec elle. Il mesure à quel point il était un homme suffisant, un intellectuel arrogant, un écrivain plus soucieux des mots que des personnes, plus soucieux des vérités que d'elle.

Un voyage, reflet de son enfer intérieur auquel il ne peut échapper mais dont il entreverra des bribes de réponses entrecoupées de longs désespoirs.

Pour comprendre, non, pour vivre, lui, l'homme de raison, va entamer une révolution intérieure. Il doit penser autrement qu'avec sa raison. Avec son corps et ses émotions ? N'a-t-il pas rencontré l'esprit des alchimistes, ceux qui transformaient le plomb en or ? Sa torture l'oblige à marcher sur leurs traces. Le docte professeur, le fils à papa, la famille, l'autorité qu'il représente, ses écrits – tout cela fera face aux personnes et aux relations.

Et puis, au fil des rencontres, des bières, de la vodka, au plus fort de l'hiver dans un endroit trop ressemblant à son passé, la révolution opère une grâce libératrice. Bientôt le printemps s'annoncera… et le personnage arrêtera de s'adresser au lecteur comme s'il lui en voulait de son mal-être, comme s'il voulait échapper à son propre personnage. Il passera du vous à moi.

De vous à moi : alchimie d'un voyage ou comment passer de l'état de victime à celui de vivant.