Lignes de vie
Un effet cathédrale, explique un jeune curé à l'homme qui vient de tomber dans les pommes, est un vertige qui vous saisit parfois dans certaines églises : on regarde la voûte, et la tête vous tourne de plus en plus vite, jusqu'à l'évanouissement. L'effet cathédrale est aussi un type de réverbération très rare qu'un ingénieur du son tente d'enregistrer au péril de sa vie. Le second roman de Philippe Blasband conjugue magistralement ces deux effets : le tournoiement d'un kaléidoscope de destinées, d'une part ; tout un jeu d'échos, de résonances et d'amplifications, d'autre part, en hommage à ces cathédrales périssables que sont les films, nés comme elles d'un travail collectif presque anonyme — qui prend la peine de lire le nom des techniciens au générique de fin ? L'Effet cathédrale est une composition polyphonique à plus de trente personnages, le seul lien étant leur participation, il y a des années, au tournage d'un film atypique et personnel semé de détails incongrus (le héros est un espion mélancolique et vieillissant atteint d'incontinence), première et dernière œuvre d'un cinéaste excentrique qui connaîtra un succès d'estime avant de devenir une curiosité de cinémathèque. Producteurs et techniciens, vedettes et figurants, Blasband rassemble leurs biographies tour à tour fantasques et touchantes, cocasses et tragiques. Impossible d'en résumer le foisonnement ; on rêverait, comme à la fin de La Vie mode d'emploi, de disposer d'un « Index des principales histoires racontées dans cet ouvrage » : histoire du producteur qui en pinçait pour les filles qui louchent, histoire du philatéliste dont la passion sauva un dissident tchèque, histoire du maquilleur phobique qui devint caïd, histoire de la scripte qui faisait du karaté, du nabot affairiste et don juan, du jésuite qui séduisait ses pénitentes avant de céder au démon du jeu, du dentiste qui mimait les détournements d'avion, du tueur à gages aux dents d'or, etc.
Racontées avec un neutralité bienveillante, ces histoires se succèdent d'abord (et s'emboîtent parfois, comme des poupées russes) sans lien apparent. Mais à mesure qu'on entre dans l'intimité des personnages, on les découvre tous marqués par des romans familiaux compliqués, des épisodes traumatisants, des blessures mal cicatrisées, des amours difficiles. On s'aperçoit aussi que Blasband a entrecroisé ces vies (fertiles en rebondissements, peuplées d'accidents, de suicides, d'assassinats...) comme autant de variations sur les motifs du changement d'identité, du travestissement, de l'imposture et de la double vie, dans une orchestration scandée par le retour d'un mystérieux médecin marqué d'une tache de vin au front, figure opaque du destin. La force de L'Effet cathédrale, c'est encore que, si ces existences se déploient sur plus de quarante ans, l'ensemble du livre tient dans le temps d'une projection du film L'Espion qui s'en va, à laquelle assiste par hasard, bien des années après, l'assistant monteur. A l'image de ce dernier qui pourrait être son alter ego dans la fiction, Philippe Blasband s'est fait le monteur de ces destinées, et du coup, tout le livre devient une mise en scène de l'acte créateur : « Au commencement, le monteur a l'impression que le tournage n'a jamais existé. La pellicule s'est filmée toute seule, sans intervention humaine. Puis, peu à peu, le spectre du tournage s'infiltre. D'abord, ce sont les images pirates, deux ou trois photogrammes surexposés, à la fin ou au début des plans : un technicien fait des grimaces à la caméra, ou bien travaille, inconscient d'être filmé. Petit à petit, s'immiscent des ragots, des confessions, des on-dit ; la même histoire est rapportée par dix biais différents, selon dix versions contradictoires. » On ne saurait mieux résumer cette fascinante machine romanesque. Par-delà un plaisir de lecture immédiat — ce n'est déjà pas rien, — rares sont de nos jours les livres qui donnent comme celui-ci le sentiment d'être porteurs d'un monde complet.
Thierry Horguelin
Philippe BLASBAND, L'Effet cathédrale. Gallimard, 1994, 337 p.