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Critiques de livres


Charles MANIAN
Le Fil noir
Cuesmes
Editions du Cerisier
coll. Faits et Gestes
1998
104 p.

Des nègres

II suffit d'un mot pour annuler la fausse innocence du langage. Il suffit d'un mot pour contenir, non toutes les idées d'un livre, mais au moins l'état d'esprit qui l'anime — par exemple, sa tonalité indignée ou rebelle ou colérique. Dans les romans de Charles Manian Le Fil noir, paru en 1998, et le récent Carré blanc sur fond noir, ce mot ce serait « nègre », que l'auteur emploie continûment pour mieux souligner com­bien aseptiser le langage n'a jamais modifié une réalité sociale et politique. Que sont-ils donc, en effet, ces Africains que nous ac­cueillons en Belgique en les enfermant ? Que nous réexpédions, ensuite, manu mili­tari — quand ce n'est pas avec un coussin pressé sur la face ? Que sont-ils ces Africains qui vivent dans des pays indépendants, c'est-à-dire dans des dictatures parfaitement dépendantes des anciennes puissances colo­niales ou de leurs multinationales ? Est-il un autre mot qui permette de les désigner, tout en rendant compte du mépris dont ils sont encore victimes, et de la servitude — guère moins sournoise que naguère — qui continue de les frapper ? Dans Le Fil noir, Charles Manian s'attache au parcours du combattant de Ménélik, jeune Congolais (du Congo-Brazza) venu tenter sa chance en Belgique. Il le suit dans son er­rance, d'une chambre à l'autre, dans sa vie vide que seuls nourrissent l'angoisse, la peur et le sentiment « qu'il n'y avait rien à attendre » : « Les nègres oui espéraient, il les reconnaissait au premier coup d'œil. A cette façon qu'ils avaient de s'emmêler dans les habits, les mots, les habitudes du maître, puis cette façon idiote qu'ils avaient de s'en excuser. » Presque d'emblée, Ménélik sent qu'il ne sera jamais ici à sa place, que le réfugié ne pourra faire partie de la société blanche, qu'il existe, entre les deux, une distance irréductible.


Charles MANIAN
Carré blanc sur fond noir
Cuesmes
Editions du Cerisier
coll. Faits et Gestes
2002
155 p.

Un jour, il rencontre Marianne, une orpheline, une fille sans racine qui devient sa maîtresse — mais le malentendu persiste : si elle joint sa solitude à la sienne, c'est surtout du « nègre enchanteur » qu'elle s'éprend, de ses « myriades » d'histoires fabuleuses. De semaines en mois, d'humiliations en maladies dans la gri­saille bruxelloise ou liégeoise ne reste dès lors vraiment, pour Ménélik, que « le fil noir », qui puisse lui apporter un réconfort et une mince planche de salut : « Les Africains sont comme les doigts de la main.. Entre eux court un fil invisible, s'étend une toile qui lie un homme à l'autre dans une farandole traversant des siècles de paysage. Sans ce précieux lien qui tient les hommes serrés, durs, dignes, l'Afrique aurait été balayée sept fois de la surface du globe. » Premier roman, Le Fil noir est émaillé de pas­sages des carnets de Ménélik et d'extraits de coupures de presse sur la situation des réfugiés en France et en Belgique. Les uns et les autres apportent quelque vitalité à une trame au demeurant un peu lâche. Ils confortent en outre l'impression que peut éprouver le lec­teur d'avoir moins lu un roman qu'une dé­nonciation du néocolonialisme et du racisme, explicite ou non, qui sévit dans nos démocra­ties. Du reste, Charles Manian excelle dans la parenthèse acerbe, dans les notations coups de poing, mais beaucoup moins dans le re­cours à un style qui se voudrait poétique : d'une jolie expression comme « précipité dans la brèche ouverte en plein cœur du matin clair », l'auteur aurait certainement pu faire l'économie. Ces écueils sont généralement évités dans Carré blanc sur fond noir, essentiellement grâce à un resserrement et une simplifica­tion du cadre narratif. Présent dans Le Fil noir seulement par deux ou trois discrètes mentions, le narrateur devient cette fois le personnage principal. Dans le prologue du récit, nous apprenons que Ménélik a été expulsé, « viré comme un réfugié qu'il était ». Le narrateur part le rejoindre et lui offrir « Le Fil noir ce petit livre qu'(il) venai(t) d'achever » — et ce que nous lisons est donc le journal de ce voyage, entre son arrivée à Lekéna fin décembre 1998 et son retour à Bruxelles un mois plus tard. S'il confère unité et authenticité à l'ensemble, le procédé du carnet de bord permet aussi au point de vue subjectif d'aller de soi — ce qui n'était pas forcément le cas dans le précédent roman, hormis dans les courtes sections où Ménélik avait la parole. Ainsi plusieurs scènes très fortes offrent-elles du pays un portrait chaleureux mais sans com­plaisance.


Paul SALKIN
L'Afrique centrale dans cent ans
Bruxelles
Archives & Musée de la Littérature
coll. Documents pour l'Histoire des Francophonies
n° 4
2001
160p.

Sans jamais verser dans la dé­monstration, Charles Manian fait bien ap­paraître combien l'Afrique — cette Afrique-là, en tout cas — ne s'avère libre que sur le papier. Jouet de la France, le ré­gime congolais semble déployer tous ses moyens et son énergie à servir une petite caste de parvenus, de corrompus en attente de prébendes. A cet égard, la rencontre entre le narrateur et des fonctionnaires du Ministère de la Culture congolais intéressés par l'adaptation cinématographique du Fil noir en dit beaucoup sur le fonctionnement d'un système peu soucieux de la réalité et des besoins de la population. Pour beaucoup de Congolais, l'Europe reste par conséquent le territoire des mirages et des songes — ou, plus concrètement, le seul endroit où il serait peut-être possible de vivre une vie meilleure voire de gagner un peu d'argent facile avant de revenir au pays. Les plus grandes illusions et les servi­tudes volontaires les plus manifestes sont le fait des femmes qui caressent « le fol es­poir » de trouver un mari blanc afin « d'être emmenée(s) en Europe ».

Rentré à Bruxelles, le narrateur se rend avec sa fille au « Musée de Tervuren, musée des co­lonies, musée royal de l'Afrique centrale, musée du meurtre ». Il se livre à un réquisitoire vi­rulent contre les puissances coloniales, en particulier contre la Belgique et la France : « II y a tant et tant de cadavres, à couvrir la France, l'Europe entière de cimetières nègres (...) La France en deux siècles de colonialisme n'a fait de l'Afrique qu'un dépotoir de dicta­teurs à sa botte. » Si généreux qu'il soit, tout point de vue engagé sur l'Afrique n'en est pas moins historique. Il est évident que l'on ne pouvait penser la colonisation de la même façon en 1925 qu'aujourd'hui, sim­plement parce que l'on ne disposait pas du même recul ni des mêmes outils pour le faire. C'est tout l'intérêt de L'Afrique cen­trale dans cent ans de Paul Salkin qu'ont ré­édité récemment les Archives & Musée de la littérature. Né en 1869, Paul Salkin passe une partie de sa carrière de magistrat au Congo belge. C'est, pour l'époque, un spé­cialiste de l'Afrique, auteur d'Etudes afri­caines parues en 1920. Or, en 1926, il pu­blie chez Payot dans la collection « La Bibliothèque politique et économique » cette Afrique centrale dans cent ans, accompagnée d'une préface d'un ancien gouverneur des colonies : contre toute attente, il ne s'agit pas d'une étude prospective, sociologique et politique, sur le devenir de l'Afrique cen­trale, mais d'un récit d'anticipation où Paul Salkin esquisse, par le biais de l'imagination, non seulement le visage du Congo en 2025, mais aussi divers rapports de force qui struc­turent ce que l'on appelle actuellement la Communauté internationale. Le lecteur peut alors se laisser entraîner au jeu des dif­férences et des similitudes. Il découvrira une Association des Nations aux objectifs très proches de ceux de l'ONU, et des Etats-Unis d'Europe dont l'Union Européenne est la préfiguration. Il s'apercevra que la Bel­gique et le Royaume-Uni sont désormais des républiques. Quant à l'Indépendance du Congo, Paul Salkin l'imaginait certes plus tardive, mais il était déjà très audacieux, en 1925, de seulement l'envisager. Et s'il est une manière de lire L'Afrique centrale dans cent ans, c'est comme une curiosité peut-être sans égal dans notre littérature et comme un brillant exercice de lucidité.

Laurent Robert