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Critiques de livres


Charles MANIAN
Le Fil noir
Éditions du Cerisier
Collection Faits et Gestes
1998
104 p.

L'Europe aux odieux parapets

De temps à autre, un livre grave et salubre vient secouer la torpeur de notre conscience illusoirement « bonne ». Ainsi en va-t-il du Fil noir, un récit court et dense, dû à la plume bien ins­pirée de Charles Manian, par ailleurs jour­naliste. On y partage quelques mois de la vie de Ménélik, un candidat réfugié poli­tique africain, atterri (atterré) dans notre petit royaume si accueillant, « merveilleuse terre d'asile » comme l'on sait. La question est posée crûment : mais que croient-ils donc trouver ici, tous ces « nègres », au de­meurant réduits qu'ils sont à quémander le droit d'oser fouler la terre idyllique (bordélique, oui !) de leurs ex-« prédateurs » ? (Ceux qui liront Les Fantômes du Roi Léopold apprécieront la justesse de ce dernier mot.) Les moins mal lotis pourront caresser l'espoir de louer, à un prix prohibitif, un misérable galetas ou un infâme gourbi (à la limite de la salubrité) à un propriétaire ne répugnant pas à accepter (de bon cœur !) l'argent de ces étrangers, que des pires qu'eux (de moins en moins rares, hélas !) n'hési­tent pas à trouver indésirables. Quant à nombre d'autres, dans l'attente d'être un beau jour ré­expédiés d'où ils sont venus, ils se verront « incarcérés » derrière des rangées de barbelés hautes de cinq mètres, dans des « cellules » dont les murs suent la merde et les larmes. Ce sera toujours quelques mois de répit, avant de s'en retourner « crever » dans quelque « camp » de leur pays natal, « où l'Afrique finit toujours dans des eaux croupies, où la mascarade continue, où l'Occident fait l'aumône frappée d'une croix rouge, où ses humanitaires assurent le service après-vente des marchands de canons ».

La « liberté » qu'ils sont venus chercher sous notre climat tempéré, voici en quoi elle consiste : « de vivre terrés dans leurs douze mètres carrés, de manger juste ce qu'il faut pour rester un bon nègre servile, de faire quelques escapades d'un quartier à un autre, peut-être d'une ville à une autre mais jamais de s'éloigner plus avant. » L'antihéros du livre ne mâche pas ses mots justes : « Le nègre devait sentir le licol lui râper le cou. Le nègre que d'un regard, on bousculait sans arrêt, plongeait les mains dans son ventre pour y chercher son âme rustique, qu'il pointait comme la preuve de son innocence. Mais le temps du bon nègre était passé. Ses grosses lèvres ourlées, naïves ne s'ouvraient plus sur un théâtre d'enfant. Sa peau d'obscurité n'était plus un masque de carnaval. Le nègre était noirceur, âme vénéneuse qu'il fallait chasser, repousser dans ces quartiers désertés, là où la ville a cessé tout commerce. On l'y rangeait à côté des voyous aux âmes sonores, des sans-terre, on le voyait remonter le soir tombé ces rues en lacets, l'échiné courbée, les bras vaincus comme un damné qu'il était avec de grands yeux vifs où suintait la peur. Le nègre n'avait même pas la chance du juif, manque de bol, manquait la bonne peau. Personne ne soufflait jamais mot de son calvaire. Le nègre restera af­famé de dignité pour l'éternité. » Certes, lorsqu'un coussin réglementaire vient rompre la bonne marche d'une procé­dure d'expulsion ordinaire, créant un inci­dent impossible à « étouffer », prenons-nous soudain conscience de la lâcheté de notre silence « complice ». Tous, il nous faudrait efficacement « réagir » désormais, lorsqu'il nous serait donné de voir encore un homme de couleur se faire ramasser lors d'un banal contrôle, les portes des voitures de police se refermant sur lui « comme un couvercle de cercueil sur un cadavre », conscients du fait que celui-ci risque bien de disparaître dans les entrailles d'un com­missariat pour resurgir à l'autre bout du monde... Cela éviterait sans doute que s'accroisse encore le nombre de ces Agnès, « qu'un matin un policier tranquille ar­rêta, menotta, expédia dans une zone d'attente comme s'il l'eût en­voyée en villégiature, l'air de rien, sûr de lui ». Car Charles Manian est on ne peut plus clair dans son propos : « On la retrouva des se­maines plus tard saccagée dans une

André Stas