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Critiques de livres


Denys-Louis COLAUX
Le fils du soir
Bruxelles
Les Eperonniers
1998
134 p.

La maman est la putain

« Maman était putain à L'Etole d'Aragne, au 5 de la rue des Martyrs, à Bordeau. On vi­vait dans un trois-pièces, au troisième étage de l'Etole. On vendait les œufs de saumon pour du caviar, on sablait le cidre, on se soi­gnait de tout à l'aspirine. Maman avait cou­tume de dire et répéter, avec toujours le même sourire en coin : — Je crèche sur mon lieu de travail. » Ces premières lignes du deuxième roman de Denys-Louis Colaux, auteur surtout connu comme poète1 contiennent presque tout le livre qu'on va lire. Grâce à elles, on sait que nous sommes dans une ville imaginaire (Bordeau, sans X final), on connaît le niveau social (mé­diocre) de la famille et le métier de la mère. On comprend aussi que l'on va découvrir la vie dans l'appartement et visiter les trois étages au travers du regard de l'enfant. Ce projet est respecté en tout point, dans une écriture poétique qui tente, de toute évidence, de sculpter de la beauté à partir d'un sujet qui, originellement, n'a rien d'évidemment beau. Et de nous rappeler que la poésie ne naît pas d'un sujet, d'un décor mais bien de la langue et de ses effets ; que des bijoux peuvent naître de la boue. Outre son projet poétique, l'intérêt du livre provient de la manière dont l'enfant porte son regard et dont il interprète ce que son œil enregistre. Comme ces jeunes garçons qui peuvent circuler librement dans les ham­mams des femmes au Maroc, qui voient celles-ci dans une intimité comme rarement dans la vie d'un homme, l'enfant est le roi de cet immeuble où l'amour se monnaie. Mais il n'est pas toute innocence, puisque, s'il observe la vie quotidienne, dominicale, les allées et venues des un(e)s et des autres, il zieute régulièrement, par le trou de la ser­rure, sa mère en train de faire l'amour. Et nous de voir la scène avec des yeux que l'on n'a plus, que l'on n'a jamais eus peut-être : « J'allais souvent (...) voir Maman à la be­sogne. Je collais mon œil tout près. Ô pas de violon ! Maman s'agenouillait devant les hommes et elle gobait leur sexe. Ça je l'ai vu. C'était farce. Elle ressemblait alors à un en­fant qui s'allaitait à une étrange mamelle. Je ne savais pas ce qui commandait le mouve­ment de sa tête, ce mouvement qui se répé­tait inlassablement comme si Maman se ber­çait. Comme si Maman, du front, donnait dans le nombril de l'homme. C'était une Maman à bascule. » S'il épiait ainsi les corps en action, les corps en dimension réduite, c'était « pour achever l'œuvre de la trahison. Je regardais pour rire. Pour voir tourner le lait. Je regardais pour me séparer. » Ce qui arrivera de toute façon puisque la mère mourra, sous un client, comme cela peut survenir dans ce métier. Cela fait partie des risques, si on a le cœur fragile. Même si d'habitude, on connaît plutôt des anecdotes concernant des hommes (même des prési­dents) morts d'une crise cardiaque dans ces endroits où les femmes donnent leur vie, leur corps, leur âme à la putasserie.

Michel Zumkir

1. Denys-Louis Colaux a notamment reçu le Prix Emile Polack 1995 de l'Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique. Les Eperonniers sortent en même temps que ce roman un recueil de poèmes intitulé Le galop de l'hippocampe, un recueil truffé d'animaux et qui dit, entre autres, l'amour porté à la femme, peut-être parce que « Grande est la pénurie de ce siècle/ en poèmes d'amour ».