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Critiques de livres


Xavier DEUTSCH
Le grand jeu des courages de l'ours en Alaska
Le Cri Editions
1997
200 p.

Voulez-vous jouer ?

Monde, tours, détours, un enfant : Matias Hitiman, fils de Lazare fils d'Ivan, de San Francisco, part pour la France, pour Cap-Saint-Lion. Une épopée, une vraie, commence. Le grand jeu des courages de l'ours en Alaska, ce grand jeu solitaire ou non — selon les goûts — inventé par Xavier Deutsch ne ménage pas les héros. En juin 1912, à San Francisco brûlent les feux de la Saint Jean Hitiman lorsqu'arrive un messager porteur d'une lettre sibylline signée Laura. « Une lettre pour des va­carmes ou du bonheur ? » demande le père. « Du bonheur à ne plus savoir où le mettre, à faire pleurer les dieux, à moissonner la folie sur mille hectares du Panama. Du bonheur qui allume sans brûler, qui traverse la terre entière et fait plier mes genoux », répond l'enfant de quinze ans.

« Je t'appelle, tu viens », dit l'inconnue, « traverse tout ce qu'il faut traverser, à l'ex­ception de la mer et de l'océan. Dans la mer vivent des naufrages, puis des animaux si vastes et si anciens qu'ils te prendront et fe­ront l'amour avec ton cadavre. » Matias Hitiman a de la chance et la béné­diction de ses aïeux. Il a aussi leurs cartes, ils ont cartographie toute la côte pacifique depuis le Mexique jusqu'à Vancouver et bien plus encore !

Ivan trace le parcours. « Pour gagner l'Eu­rope sans prendre la mer, il existe une route, pas deux : le détroit de Behring en hiver. » Port de Skagway, passe de Chilcoot, ville de Carmacks, au pied des monts Prosecutor, Koyukuk, puis l'Asie et enfin l'Europe si on suit le soleil dans sa route vers l'ouest. L'intrépide Matias emporte la bénédiction de ses aïeux, un manteau de toile forte, des cartes, un pain, son couteau, quelques oi­gnons, un bidon de vin rouge et s'engage sur le chemin de l'Europe, vers Laura qui le veut.

Avec en prime, un mince livre de Jack London, To build a Pire.

Sa route croise celle d'hommes, de femmes et de peuplades étranges. Blackman, chas­seur de primes de profession et détenteur de chiens monstrueux, Mack le mineur, l'ingé­nieur Allister de la Northern Petrogas, Freyja, la déesse, les Ases, les Vanes, les Tchouktches, les Sibiriaks, les Nivkhs... Quelqu'un pourra-t-il l'empêcher de re­joindre le Cap-Saint-Lion ? C'est à un ours Kodiak — qu'il a délivré de Blackman, qu'il a aidé dans sa lutte contre les prospec­teurs d'or noir qui vont miner l'Alaska — que Matias bientôt confie son but et pro­pose le compagnonnage. Matias apprend l'hiver et le whisky qui gèle dans les bidons, la marche forcée pour échapper au froid ; l'ours ne redoute plus le feu et sauve vingt fois, mille fois son com­pagnon. Evidemment, tous ces tours, dé­tours amènent notre folle équipée en Rus­sie, juste au moment de la Révolution. Ils vont même rencontrer le camarade Lénine aux forges de Klaïbek. Non ? Si ! Etonnant parcours, envolée sauvage et bur­lesque, le livre de Xavier Deutsch doit s'en­tendre autant que se lire ! Et mis à part, peut-être, quelques sulfureux passages que ne renieraient pas les chevaliers vantards des chansons de geste, les extraordinaires péri­péties de Matias et de son ours dans les pays de glace pourraient judicieusement être ra­contées aux enfants et les réjouir plus d'un soir ! C'est dans ce rôle d'« oncle Paul » fan­tasque, plus proche de Tonton Cristobal que du Petit Robert, qu'on apprécie vrai­ment l'auteur de ce Jeu des courages. L'accu­mulation des lieux pittoresques, des détails épiques, des rebondissements multiples, la profusion des légendes, l'invasion des « ca­ractères » mythiques de toutes origines, la surenchère dans l'inattendu font de ce Grand Jeu une Odyssée glaciaire tout à fait amusante pour qui a gardé une âme d'en­fant et la faculté d'émerveillement. A condi­tion d'oublier certains moments où Xavier Deutsch chipote décidément trop visible­ment la langue. Pour, à tout prix, rendre le verbe poétique ?

Nicole Widart