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Critiques de livres


Corinne HOEX
Le grand menu
Paris
Editions de l'Olivier
2001
124 p.

Une famille comme tant d'autres

Enfant, il m'est arrivé de penser que mes parents n'étaient pas mes « vrais parents » ; et ceux-ci, pour me faire mousser, racontaient qu'ils m'avaient trouvé sur une poubelle ; de là à m'imaginer qu'à l'origine de mon « adoption », il y avait le meurtre, fut-il fondateur, de mes géniteurs, c'est un pas que je n'ai jamais franchi ! La narratrice, dans Le grand menu, elle, l'a fait, et bien fait, car c'est ce meurtre qui donne toute sa tension dramatique au récit.

Un enfant parle. Une gamine. Papa, Maman et elle sont les protagonistes de l'af­faire. Pas « mon Papa », pas « ma Maman », non ! « mes parents n'existent pas », dit-elle. Et on en arrive très vite au mythe : les parents aimants étaient penchés sur le ber­ceau, quand Papa et Maman sont entrés, les ont trucidés, puis ont découpé leurs visages de parents occis qu'ils ont cousus sur leur propre visage. Très soigneusement. « Ils les portent depuis avec grand naturel et tout le voisinage est dupe. Mais les yeux restent leurs yeux et je vois vaciller une lueur de bête. »

On imagine aisément que les rapports entre la narratrice, Papa et Maman s'en ressentent. Dès lors, des sentiments extrêmement contradictoires envahissent le lecteur, et l'on serait bien à mal de donner un avis sur les personnages. Au début, on est porté à haïr ces nouveaux riches, et sans autre forme de procès, à les envoyer faire des travaux d'utilité publique afin de leur ap­prendre la politesse et le respect des enfants uniques. Mais on ne peut se résoudre à tomber dans ce piège ; l'impression du début, d'être tombé dans un repaire de sa­diques, laisse vite place à celle qu'on est dans une famille absolument « normale », avec Papa tout juste assez beauf pour plaire aux femmes et Maman tout juste assez femme d'affaire pour en imposer. Une fa­mille de nouveaux riches comme une autre. Le récit est celui de la relation qu'entretient la gamine avec sa mère, avec son père et avec le couple ; relation où alternent accep­tation et refus. Ainsi, lorsque, en fin de repas, Papa fait des papouilles à Maman, l'un et l'autre regardent la gamine ; cette position de spectateur, on le comprend, l'intègre dans ces jeux érotiques autant qu'elle l'en exclut. C'est la condition même de l'enfant qu'énonce ici Corinne Hoex, la détresse d'un enfant auquel on impose de prendre part aux événements de la vie, tout en le tenant à distance, sans raison appa­rente, alors que le besoin — quasi bestial — s'en fait sentir.

Ici, on vit tout du point de vue de l'enfant : la petite narratrice est sans cesse à l'affût de ces « lueurs de bêtes » dans les yeux des pa­rents, dans le regard brillant de Papa lorsqu'il sait qu'il possède tous les droits sur sa fille, dans le regard bleu opaque des yeux de Maman qui lui interdit l'entrée de son monde et le partage de ses plaisirs. L'auteur, avec finesse, nous fait rentrer dans la psy­chologie d'une gamine comme tant d'autres, à travers des enchaînements de fas­cination et de répulsion, à travers les questionnements que lui inspire un monde dans lequel elle semble ne pas se reconnaître et que pourtant elle revendique comme le sien.

L'enfant se raconte ici à travers un prisme adulte, celui de la psychologie justement, en témoigne la clarté des sentiments décrits, mais aussi celui de la psychologie sociale. Car cet enfant semble avoir compris le concept de classe sociale, et même si tout ça est vu sous un angle affectif, il n'en reste pas moins que ses réflexions par rapport à son milieu attestent d'une conscience relati­vement élevée. De même, l'écriture n'est pas celle d'une gamine de huit ans, c'est un langage précis, simple et intelligent, et qui vaut à lui seul le détour. Loin de tomber dans la facilité de l'imagination enfantine pure et simple, Corinne Hoex brosse à tra­vers ce regard d'enfant le portrait de toute une société, et c'est certainement une des grandes réussites de ce livre.

Pascal Leclercq