Dépouilles et confins
Gaspard Hons lit beaucoup, écrit beaucoup. Il n'est pas ce diamantaire appliqué et patient qui, pendant des heures, l'œil rivé à la loupe, taille et polit une même pierre. Hons a pris, une fois pour toutes, la poésie à bras-le-corps : il l'étreint, l'empoigne, la malaxe, il s'y débat. Chez lui, la langue déborde de partout, le texte lui est aussi essentiel que respirer. Le poème se forme sur un autre poème, sur une image reprise, un paysage ou un portrait, s'appuie sur une lecture, d'un livre ou d'une œuvre d'art. Entre Reverdy et Tapies, la neige et le désert, les mots fourmillent qui cherchent les clés du monde. Deux aspects sont remarquables dans cette pratique : Hons donne toujours l'impression d'avancer en défrichant, comme si tout lui demeurait obscur et qu'il fallait l'éclairer, et chemin faisant, ne disons pas qu'il s'égare parfois, mais constatons qu'une chose est de découvrir, une autre est de baliser.
Le Jardin de Cranach, d'ailleurs sous-titré « Parcours 1979-1990 », appartient plutôt à la deuxième catégorie. L'auteur n'en est pas dupe ; il ouvre le recueil par une citation de René Char qui ne masque aucune de ses intentions : « Tu ne peux pas te relire mais tu peux signer ». D'emblée, le lecteur sait donc qu'il va aborder dix années d'errance, une errance que l'auteur ne renie pas mais qu'il assume sans doute difficilement. « Une voix me parle et m'échappe » et, à sa suite, à sa poursuite, il s'agit de « Cheminer, s'éloigner. Pour revenir à soi ». « Le lieu n'est qu'apparence, jardin d'une histoire banale », il faut « écrire écrire écrire à la flambée du jour le chant des insoumis ». J'essaie, sans abîmer les textes, de ne pas citer au hasard pour donner, à la fois, une idée du lieu — ou, pour mieux dire, du non-lieu — où l'auteur se situe et le mot d'ordre par lequel il se constitue ou détermine sa mission. Mais il faut savoir aussi que le livre restera impénétrable, la rivière insondable, les mots seront blancs, le silence déserté et le récit, s'étirant à mesure de son déroulement, s'affranchissant dès son énonciation, deviendra matière étrange, étrangère, captive du temps dans son écoulement. Ce même récit demeure mystérieux dans ce qu'il reste à en découvrir, sa part de non-dit ou de non-encore-dit. Ainsi donc, ce récit (et le mot peut se lire comme : énoncé du poème) échappe en tous points à celui-là même qui le formule. Et l'auteur a beau tenter des retours, des reprises, essayer de nouer des bouts ou de tracer des boucles, l'échappée n'en apparaît que plus vertigineuse. Le constat est implacable : si le verbe fonde, crée, la parole, elle, est insaisissable. Et l'angoisse tout de suite perceptible : quelle est la maîtrise de celui qui la profère ?
Il faut le signaler, une telle recherche a des côtés agaçants. Mais il ne faut pas les exagérer non plus ; le lyrisme s'expose aux mêmes défauts, par l'outrance ou la répétition. Hons a le mérite d'exaspérer le poème pour mesurer son degré de résistance, quitte à n'en pas sortir indemne. Le lecteur doit être prévenu : ce livre ne va pas le transporter mais l'emmener cheminer jusqu'au bout d'une belle expérience. Mais « Aurons-nous la patience de rester étonnés ? »
Jack Keguenne
Gaspard HONS, Le jardin de Cranach, Ed. Le Taillis Pré, 2000, 160 p.