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Critiques de livres


Yvon GIVERT
Le Jardin des cyclopes
Luce Wilquin
1996
136 p.

Tangeantes

Que se passe-t-il dans la tête l'un homme assis sur la chaise lectrique, quand les secondes s'égrènent ? Que signifie ce sourire, dix secondes avant de mourir ? » C'est Jerry Scott, journaliste au Morning Star, qui pose la question. Elle est au point de départ de son aventure. Pour s'être fait l'écho dans un article du sourire de Thomas Stappleton à l'heure de son exécution — sourire dans lequel les autres n'ont vu que l'affreux rictus d'un monstre criminel —, Scott se voit signifier son congé du journal. En rupture de ban, il va mettre à profit ces vacances for­cées pour reprendre l'enquête bâclée qui a mené à la condamnation de Stappleton, dit Tommy le Borgne.

Ce n'est pas seulement par provocation qu'on publia il y a quelques années Œdipe Roi dans la Série noire : en pistant les autres, l'enquêteur est d'abord en quête de lui-même et de sa vérité. Cela, les auteurs de polars l'ont toujours su d'instinct (ainsi, dans La Pierre de lune de Wilkie Collins, tenu pour le premier roman policier de l'histoire, le protagoniste découvre effaré qu'il est lui-même, tel le héros grec, le cou­pable qu'il recherchait !). De nos jours, l'affabulation policière est devenue plus consciente d'elle-même. En outre, le corpus du roman noir américain est désormais assez riche pour constituer un répertoire familier auquel les auteurs peuvent puiser librement. Ainsi procède Yvon Givert en campant l'enquêteur amateur que sa femme a plaqué, la petite ville tranquille dont les façades res­pectables masquent les turpitudes, le com­plot tentaculaire ourdi par un inquiétant Mabuse, la solitude de l'individu face à la société : sans intention parodique ni volonté de relire le genre, mais plutôt avec le dessein de s'en servir comme d'un décor ou d'une ambiance pour nous conduire ailleurs. Le Jardin des cyclopes se recommande donc d'abord par des qualités paradoxales : trans­parence des personnages, vide intégral quant aux retombées policières de l'action, cadre irréel à force d'improbabilité. L'Amé­rique du roman reste un décor abstrait, un ailleurs sans contexte où les protagonistes peuvent même passer du vouvoiement au tutoiement (p. 61), chose dont ils seraient bien incapables en version originale anglaise. Toujours chez Yvon Givert (voir son précédent recueil, Un billet pour l'Aus­tralie, où le thème du double était omnipré­sent), l'homme découvre dans son prochain un autre lui-même, ce qui cause son salut ou sa perte. En rencontrant le sourire de Stappleton quelques secondes avant sa mort, c'est sur sa propre énigme que bute Jerry Scott. Relancée par quelques intermé­diaires qui resteront mystérieux, son enquête aboutit à un lieu mythologique, le jardin des cyclopes du titre, étrange domaine peuplé de sculptures géantes gros­sièrement façonnées, que des promoteurs cherchent à transformer en parc d'attrac­tions... C'est là qu'il trouvera l'amour d'une femme libre, là qu'à mi-chemin entre le tra­vail du journaliste et celui du romancier, il va reconstituer en imagination la vie de Stappleton et l'engrenage des faits qui ont conduit cette victime née à servir de cou­pable idéal dans une sombre machination où l'on peut voir une réminiscence de l'attentat de Dallas. Mais le jardin des cyclopes, c'est aussi bien l'Amérique tout entière (et peut-être le monde de demain), dominée par les consortiums, la télésur­veillance et la réalité virtuelle (l'œil des cyclopes = l'objectif des caméras, et Stap­pleton est borgne), la banalisation de l'hor­reur spectaculaire (on ne diffuse pas encore en direct les exécutions capitales aux USA, mais cela viendra sans doute). Trompe-l'œil, polaroïds et téléobjectifs jouent dans Le Jardin des cyclopes un rôle fondamental : ce sont autant d'invitations à méditer sur le piège des illusions, les puis­sances du regard et les prestiges ambigus de la fascination, dont Scott se déprend de jus­tesse avant de résoudre l'équation de sa des­tinée : la boucle est bouclée, les dernières phrases du livre sont presque les premières, le roman qu'on vient de lire est le récit des recherches que le narrateur a menées pour l'écrire.

Thierry Horguelin