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Critiques de livres

Claire Lejeune
La Lettre d'amour
Avin
Éditions Luce Wilquin
2006
228 p.

Une femme de tous les âges
par Jeannine Paque
Le Carnet et les Instants n° 147

Après Le Livre de la sœur (1993), après Le Livre de la mère (1998), voici celui de la femme de tous les âges, le livre de celle qui entend bien se tenir loin de la vieillesse. Claire Lejeune s'offre une nouvelle rencontre avec elle-même et avec le monde dans son dernier opus La Lettre d'amour. Elle s'y montre plus que jamais désentravée, libérée de tout déterminisme. À magnifier l'éternelle jeunesse du dernier amour qui renvoie tous les précédents à leur poids mort, elle se retrouve intacte, je et moi réunis, à l'aise dans un nous choisi, définitivement scellé, qu'elle convoie à sa guise. Totalement iconoclaste, une fois de plus, elle rejette toute autorité qui n'est pas la sienne. Ainsi elle donne des leçons d'oubli en s'expulsant des enfers de l'histoire et elle se fait le cadeau de chaque instant de grâce à privilégier au présent. Si La Lettre d'amour est aussi une lettre de rupture avec un passé dissocié où l'amour se comptait à l'unité, elle définit une sagesse d'outre passion, au-delà de «la tyrannie de l'orgasme» et de «la terreur du fiasco», affranchie de «l'infernale finalité du plaisir». En revanche, elle répond au renvoi signifié de l'extérieur par un retour à soi, à l'exubérance naturelle, à la femme sauvage, à l'origyne retrouvée par la pratique d'une langue sui generis. Désormais, tout peut arriver, dit-elle, sauf le malheur. C'est tout un parcours en effet que relate le livre, de la lettre proprement dite à l'affranchissement final, troisième naissance de la locutrice ou cinquième dimension à venir dans son appréhension du monde et sa volonté de mutation. Certes, écrire cette lettre, c'est rouvrir une blessure, mais la démarche s'avère nécessaire, indispensable à cette Eurydice qui ne veut plus se retourner vers celui qu'elle appelle le vieil Orphée, elle qui, afin d'affirmer son ego, doit «renvoyer le renvoyeur» à sa tour. L'entreprise ira d'ailleurs bien audelà d'un propos strictement personnel et se révèle ambitieuse car «adressée au seul, la lettre d'Elle est destinée à tous». Et ce livre plus que d'autres propose à chacun une rencontre, avec l'expérience, avec la force, et avec une écriture hospitalière pleine d'enseignements. Claire Lejeune ne retire du passé, de son passé, que ce qui peut servir son propos présent. Elle fait feu de toute une série d'autocitations, d'écrits antérieurs, en les utilisant à neuf, hors contexte et même sans références précises, de sorte qu'elle revivifie ces textes dans la continuité et tire de ce prolongement des images inédites et des perspectives nouvelles.

Qui a lu les œuvres précédentes et est familiarisé avec cette langue maintes fois définie sui generis, avec ces expressions spécifiques qui forment aujourd'hui un véritable répertoire, se retrouvera ici en pays connu. Mais dans ce nouveau texte, la femme réelle se veut plus évidente et 'écriture symbolique est parcourue, trouée, dirait Lejeune, d'éclairs tranchants, touchants aussi, de réalité qui enracinent l'auto(bio)graphie dans une violence parfaitement crédible : extraits bruts de la vie quotidienne, comme le sont les paroles resurgies d'un père, un ciel entraperçu, le souvenir d'un film, l'achat d'un vêtement, la conduite de la voiture sur une route de campagne… La vie réelle ne cesse d'affleurer dans un discours parfois sentencieux, elle perce la réflexion sur soi. Le fait de se penser et se dire n'empêche le regard sur l'autre pas plus qu'elle n'occulte la vision terrifiante de la mondialisation. Pour Claire Lejeune, toute révolution personnelle est aussi une manière de dénoncer les impostures du religieux et du politique, de désigner l'horreur de la pensée unique. Tout compte fait, en finir avec l'action mortifère de la passion qui veut durer, c'est restaurer l'amour, lui rendre la parole.

Et de citer Lacan : «La seule chose qu'on puisse faire d'un peu sérieux, c'est la lettre d'amour.»