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Critiques de livres


Caroline LAMARCHE
J'ai cent ans
Editions de L'Age d'homme
Lausanne
1996
199 p.

Sorcière du quotidien et du banal

Comme indiqué sur le quatrième de couverture de son dernier recueil de nouvelles, Caroline Lamarche (également poétesse, romancière) est un écrivain polyvalent. Une constante néan­moins : elle paraît se sentir à l'aise dans les petits espaces. Son roman paru chez Mi­nuit, Le jour du chien, est en effet composé d'un ensemble de textes assez courts et relativement autonomes, même s'ils s'articulent autour d'un motif récurrent. A la lecture de l'un et l'autre livre, l'auteur se révèle aussi très acharnée dans la mise à nu des maté­riaux qu'elle emploie. Convaincue, toute­fois, que la vérité n'est jamais une, ni simple, elle lève le voile sur des paysages brumeux, des tortures délicieuses, des femmes fardées et des objets animés. Les nouvelles de J'ai cent ans ne reposent pas sur ce qu'on a coutume d'appeler dans le jargon scolaire une « crise ». Elles entrent plutôt par paliers dans la texture émotive des personnages pour exhumer le trésor d'un mensonge ou découvrir les mobiles d'une comédie trop bien jouée.


Caroline LAMARCHE
Le Jour du chien
Editions de Minuit
Paris
1996
125 p.

En quelques pages, les gens de Caroline Lamarche pren­nent chair d'un passé, se gonflent de secrets et montrent les béances qui se cachent sous leurs fines cicatrices. Ce qui arrive est pour­tant, à de rares exceptions près, de l'ordre du ténu, de l'anodin : la photo d'un bébé circule parmi quelques convives, le vent pé­nètre dans une chambre où se tient une femme nue... et le réel se met à vibrer, les cuirs craquent, le plaisir ou l'angoisse surviennent, un aveu se donne pour briser le consensus social et chiffonner la surface du monde.

Les personnages de femmes, omniprésents dans l'univers de Lamarche, sont aussi particulièrement réussis. Leur complexité est toute en nuances. Ce sont peut-être elles qui brisent le plus volontiers les moules qui les enferment et conservent, au-delà du bas­culement, la part de silence, de terreur, de manies qui leur vient d'autrefois. Tour à tour coquettes et profondes, courageuses et lâches, admirables et ridicules, calmes et désespérées, elles font preuve d'une mons­truosité somme toute très banale, mais qui interdit les portraits univoques. Cette mouche déplacée sur la coiffe blanche de Margareth vam Houltz. Cette femme violée dînant dans un fast-food en compagnie de ses enfants. Ou, de cette fillette amoureuse d'un cheval : « (...) malgré les cernes qui marquent la place des lacs, j'ai l'air heu­reuse, et c'est un mensonge qui me suivra jusqu'à la tombe. »

Le Jour du chien nous propose les confes­sions de sept individus (huit avec l'auteur, qui dédie son livre « Au chien aperçu le 20 mars 1995 sur l'autoroute E 411 ») dont l'unique point commun, sans compter la solitude, est d'avoir croisé un animal cou­rant au milieu du flot des voitures : un ca­mionneur familier du courrier de la presse féminine, un prêtre amoureux doutant de Dieu et de lui-même, une femme se ren­dant à un rendez-vous de rupture, un jeune homosexuel ayant perdu du même coup travail et amis, une veuve embarrassée par sa grosse fille de vingt ans et cette dernière, Anne, mal à l'aise devant sa svelte maman de quarante. Tous seront, d'une façon ou d'une autre, bouleversés par l'apparition du chien. Il déclenchera leur confidence, cri de révolte ou monologue intérieur, et fournira la matière d'un livre qui, une fois encore, met d'emblée à l'honneur les vérités mul­tiples et les indécidables. La bête, en posant aux humains, par son désarroi et son innocence, quelques questions fondamentales, fera sortir la moelle des os, se retourner les décors, et contredira les sentiments qui s'af­firmaient tout à l'heure avec tambours et trompettes. Le prêtre se surprend à caresser un galet ressemblant à un sexe féminin, la mère incompétente rêve au moyen de rendre sa fille à son bonheur, telle qui vou­lait rompre prend conscience qu'elle s'aban­donne... Et s'ils pleurent, c'est toujours d'avoir perdu la foi, de s'être soumis à la dépossession nécessaire, d'avoir vu dispa­raître les couleurs qui, autrefois, flottaient si bravement aux yeux du monde, tandis qu'ils criaient, éperdus de fierté : « c'est vrai ! » L'écriture de Caroline Lamarche, avec son sens quasi pictural de la nuance et du détail, suggère plutôt qu'elle n'affirme, laissant ci et là quelques trous, quelques aspérités que nous viendrons combler de nos fantasmes ou creuser de nos manques. Nous avons bientôt l'impression de participer, avec notre vie, à l'écriture de l'histoire que nous sommes en train de découvrir, mais aussi de ressentir ce malaise, de proférer ce men­songe circonscrits par l'auteur comme l'oi­seau par le chat.

Françoise Delmez