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Critiques de livres


Geert van ISTENDAEL
Le labyrinthe belge
Le Castor Astral
2004
192 p.

Des gens de lumière et d'air

Nous savons que les gens sont consti­tués de lumière et d'air, de traits hérités et de leurs actions, disait August Sander (1876-1964), photogra­phe qui réalisa, dans les années trente, un projet immense : un catalogue pho­tographique de types représentatifs de la société allemande. Parmi eux des musi­ciens ambulants, des paysans endiman­chés, des Juifs de toutes conditions, des enfants pauvres ou riches, des notables, des manœuvres, des intellectuels, un chômeur, un boucher, un professeur, un étudiant, un veuf et ses enfants, autant d'individus saisis dans ce qu'ils ont d'ir­réductible à l'idéologie raciale. Nombre de ses pellicules furent brûlées par les nazis. Les photos qui restent nous ten­dent le miroir d'une œuvre de résistance comparable, dans son opiniâtreté, à l'eau souterraine qui se heurte à la roche la plus dure, plonge et ressurgit ailleurs, plus claire, alimentant de ses mille ruisselets le cours d'une grande rivière. A l'heure des slogans du Blok, il faut lire Geert van Istendael. La réflexion qu'il dé­veloppe dans Le labyrinthe belge est comme l'eau cachée qui s'alimente à dif­férentes sources, traverse différents pay­sages, n'élude aucun obstacle et finit par nous apprendre qu'une terre en appa­rence stérile ou sujette à de décourageants séismes vit de mille bouillonnements fascinants. La Belgique va mourir ? Van Is­tendael se définit comme Belge. Sans doute est-il un des rares à pouvoir reven­diquer à juste titre cette identité mixte, synthèse d'une ambivalence qu'il met en scène dès ses premières lignes : J'aime la Belgique parce que... Je hais la Belgique parce que... La suite nous révèle un es­sayiste (par ailleurs romancier, poète, journaliste, traducteur) qui ose la nuance, l'érudition, mais aussi le « je », bref qui s'expose de tout son être, chair, sang, hu­meurs, tête, cœur et jambes. Les jambes de Van Istendael ont arpenté villes et campagnes, son esprit est fait de cloisons mobiles, de liens, de connivences, son cœur bat pour la Flandre, encore blessée à vif, pour Bruxelles réfractaire à la « pu­reté », pour les « derniers Belges » des Cantons de l'Est et pour la Wallonie dont le sentiment d'infériorité est, selon lui, totalement injustifié. Inlassablement, au fil de chapitres consacrés à l'Histoire, à la langue, au patrimoine, au paysage (et à sa dégradation irréversible), il replace les faits dans leur contexte et nous livre les remous de la belge aventure, des plus troubles — les faits de collaboration pen­dant l'occupation, ou les hautes protec­tions dont ont joui les meurtriers de Là-haut — aux plus héroïques. Sait-on que l'unique « attaque » d'un transport de Juifs dans toute l'Europe, et l'évasion de quinze d'entre eux grâce au courage de trois résistants armés de simples tournevis a eu lieu sur la voie ferrée quit­tant Malines pour la Pologne ? La quatrième de couverture annonce un essai parlé. Certes, van Istendael s'adres­se au lecteur avec une qualité de pré­sence qui évoque une longue conversa­tion. Mais si ce livre est passionnant, c'est qu'il est, précisément, écrit. Ecrit avec ce mélange d'élégance et de vigueur qui lui donne un ton original, « bien d'ici » en somme — mais d'où ? De ce pays qui n'est pas un pays, plutôt un « goût », de l'aveu même de l'auteur. Voilà sans doute pourquoi Le labyrinthe belge a la saveur des meilleurs crus, ceux que l'on se partage jusqu'à plus soif. D'où son succès considérable dès sa pa­rution en 1989. C'est à une version actualisée que nous renvoie l'édition en langue française, confiée au Castor As­tral par les soins de Francis Dannemark, initiateur de la « Bibliothèque flaman­de » qui compte, outre une anthologie, les œuvres d'une dizaine d'auteurs re­marquables. Sans doute croiserez-vous certains d'entre eux à Passaporta, Internationaal literatuurhuis/ Maison interna­tionale des littératures, lieu de passage, antre de passeurs dont Bruxelles peut désormais se réjouir.

Passeur, Jacques De Decker l'est sans nul doute, conscient à l'extrême des ambiguïtés qui nous hantent. Il ouvre la préface du Labyrinthe belge par ces mots d'Aragon : En pays étranger dans mon pays lui-même... et charge, dans la revue Marginales, les poètes et les écrivains de remédier à la bouillie rhétorique qui ali­mente les déclarations politiques. Ce qui nous vaut, dans le numéro intitulé « Vlaanderen voor Vlaanderen » des ré­cits aussi curieux que drôles. Ainsi des amours contrariées et néanmoins torrides de W. et de F. par un Claude Javeau aussi inspiré que dans ses percu­tantes chroniques (réunies en 2004 au Grand Miroir dans Le petit Jave au illus­tré] ou encore, sous la plume acérée de Françoise Wuilmart, les désillusions hi­larantes d'une ingénue aussi tolérante qu'opiniâtre. Bref, l'aventure au coin de la rue, une rue sans issue, cela va sans dire... comme l'illustre exemplaire­ment, en couverture, le dessin de Ro­land Breucker.

Caroline Lamarche

Revue Marginales, « Vlaanderen voor Vlaande­ren », n° 255, automne 2004.