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Critiques de livres


Yvon GIVERT
Le lit du nomade
Tournai
Editions Unimuse
1992
93 p.

Du poème oublié

Qu'on se le dise après Borges : la Bibliothèque de Babel s'érige ab aeterno en mémorial du désespoir infini. Car certains livres y de­meurent à jamais inaccessibles, inconnus de tous et pour toujours; et la colère de l'homme n'y peut mais. A l'étagère de la poésie belge francophone, maints recueils se calfeutrent sur un second rayon. Ni vu ni connu : le poème passe, sans annonce ni critique — et peut-être sans lecteur.

Publié voici près d'un an, Le lit du nomade d'Yvon Givert mérite pourtant mieux que l'oubli où nous l'avons laissé. L'auteur y transcrit une parole qui a émergé de la blan­cheur des pages et de la nudité des murs pour vaincre la tentation du silence. Le motif de la prison, lieu clos où se nient les velléités d'expression, s'avère donc récurrent dans un recueil où le vide même paraît lieu de recherche, d'appel à la création :

Prison de peau

La noix mûrit sa carapace

Le vide ronge l'intérieur appelle les cris des griots

Fouet pour la danse quand l'écho déjante l'écorce du mot

D'un univers de la carence où se fissure l'unité du sujet, les poèmes d'Yvon Givert tracent les graffitis souvent douloureux, mais aussi ironiques. Car le poète s'autorise des temps de relâchement, où la tension tra­gique cède le pas à l'humour. Par fines touches, d'ellipse en ellipse, il ébauche une saynète qu'il interrompt dans le paradoxe ou dans l'association délibérément saugre­nue. Ainsi évoque-t-il l'huissier avec « un papillon blanc collé à ses basques ». Sans doute est-ce précisément dans le trait d'es­prit digne d'un Chavée qu'il nous séduit le moins. Nous y percevons certaine facilité quand l'auteur peut si judicieusement se mettre à l'écoute de nos frayeurs latentes et de nos mauvais songes :

L'orage a fouillé l'orchidée jusqu'à la chambre réservée où dort l'enfant bleu

L'horreur est nue

Capable de poser « les cris de rage les aveux » de l'être en veine de verbe, Yvon Givert éta­blit de plein droit les enjeux d'une poésie puisant dans les mots de la tribu pour s'ou­vrir sur le monde. Et le malaise intime s'énonce sans complaisance pour soi-même, ni insistance agaçante sur les doutes inté­rieurs. Le je se laisserait plutôt emporter dans le tourbillon ludique d'une parole dé­bridée :    « Je me chasse m'allèche m'appâte me contrains / me traque me débusque » . Il n'est ici pourtant aucune impertinence stylis­tique, ni aucune audace dirimante. Seule s'impose, d'un lieu de silence à l'autre, une singulière musique verbale. De celles qui accompagnent longtemps le lecteur.

Laurent ROBERT