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Critiques de livres


Claire LEJEUNE
Le livre de la mère
Avin
Editions Luce Wilquin
coll. « Hypatie »
1998
320 p.

L'éveil d'une femme : bilan

Cela pourrait être un roman, la rela­tion d'une vie qui a bifurqué à par­tir d'une banalité sans pensée, sans regard sur soi, à partir d'un enfermement provincial, familial, matrimonial et sexuel dont aucune issue n'était concevable, à par­tir de situations écrites d'avance et dont il n'y aurait rien à dire hormis justement, comme dans un vieux et désespérant récit réaliste, que « la vie n'est jamais si bon(ne) ni si mauvais(e) qu'on croit ». Ce pourrait être une autobiographie taillée à coups de menus faits nombreux et exemplaires, quand un seul a pourtant suffi : « Ce di­manche-là, j'étais distraitement occupée à remuer le pot-au-feu lorsque brusquement je fus immobilisée... D'un coup, je me trou­vai retournée, transportée au-dedans de moi... » Ce pourrait être un sévère traité philosophique, multipliant les références et les justifications. Ce pourrait être quantités de choses, mais c'est Le livre de la mère de Claire Lejeune, soit le bilan précaire et provisoire d'une pensée en perpétuelle gesta­tion, qui ne peut se penser sans pen­ser le monde, mais qui ne peut non plus avoir de portée politique sans re­venir constamment sur ses fonde­ments poétiques et individuels et sur les conditions de son émergence. L'auteure de L'atelier affirme d'emblée s'être lancée dans un « livre impos­sible », « sans modèle », à la structure résolument éclatée. Des fragments de l'œuvre poétique et des pans entiers des essais antérieurs viennent effective­ment dialoguer avec le texte en cours et se mêlent à des citations de pen­seurs-clefs comme Rimbaud, René Char ou Platon... Il n'est dès lors pas ques­tion de produire une synthèse ni de mettre un point final à plusieurs décennies d'aven­ture intellectuelle. A contrario, la somme au­jourd'hui publiée se révèle plutôt marquée par la thématique du commencement. Au commencement n'était pas le verbe mais le rejet de la parole poétique, analogique, mais l'éviction du poète de la Cité idéale, mais le confinement et l'aliénation des femmes. C'est sur de telles exclusions que se sont ap­puyés les piliers de la civilisation occidentale que constituent le Christianisme, le rationa­lisme et le primat du Père et de la raison d'Etat. Claire Lejeune aboutit audacieusement à certains renversements de perspec­tive, puisque, par exemple, la « mort de Dieu » aurait commencé dès que Dieu vou­lut s'incarner, dès qu'il se fit chair à travers le fils sacrifié. La mort de Dieu est en germe au début de l'Histoire, au début de la morale, et ne marque donc pas, dans le vacarme et la fureur de ces derniers siècles, la fin de l'éthique, le « tout est permis » dont se garga­risa un Bernard-Henri Levy dans Le Testa­ment de Dieu : « Où se conçoit son humanité, Dieu commence à mourir. Pour sauver la sur­nature divine, il fallait lui sacrifier la vie de cet homme né d'une femme et qui disait incarner le verbe du Père (...) ». Le rôle de chacun, femme ou homme, est de renouer créative-ment avec les paroles confisquées, celles d'Héraclite, poète-philosophe d'avant la rai­son socratique, celles aussi de Jésus, bâtard absolu et poète sans écrits, « ancêtre du poète que ne meut plus la mimésis ». C'est encore d'échapper aux rapports de domination et aux hiérarchies, explicites ou non, de tutoyer son existence pour la vivre dans un circuit de relations avec soi et autrui, avec le refoulé du passé et l'acceptation du « pas gagné par la ci­vilisation ». A la question tant serinée « Pour­quoi des poètes en tant de détresse ? », Claire Lejeune propose une réponse finalement assez simple, mais éminemment poli­tique : la poésie a charge d'abattre les cloisons fictives dressées par les reli­gions, les morales, les sciences, les philosophies et par tous les discours d'au­torité : « L'écriture poétique traduit la texture métisse de l'âme, elle nous révèle que sa grande santé, c'est l'intelligence qu'elle est de sa substantielle impu­reté... » En d'autres termes, le citoyen-poète se doit fondamentalement de « désobéir » et de surgir dans la vie de la Cité non pour « dynamiter le système mais le dynamiser, l'affecter au service de sa propre subversion ». Au terme de sa recherche, l'essayiste aborde ce qui est beaucoup plus qu'une illustration ou un cas concret : le dimanche 20 octobre 1996 eut lieu la Marche blanche, événement qui transforma « l'économie de (s)on écriture ». « Pour la première fois, écrit-elle, la foule et ma solitude faisant corps de silence se com­prirent et s'allièrent. » De fait, la Marche blanche, analysée en fin d'ouvrage, permit au livre de dépasser le stade des prémisses d'écriture et de naître vraiment. La struc­ture circulaire du texte épouse parfaitement la démarche de l'écrivaine, qui n'envisage pas d'avancée dans la réflexion sans un re­tour nécessaire à ce qui en est la source. Passant à l'essai en prose dans les années septante, Claire Lejeune n'a rien assagi de sa manière d'écrire. Poète, elle forge les mots indispensables pour dire ce qui ne l'a pas encore été : l'origyne, le gynocide, la fratrie, la transhistoire. Que Le livre de la mère apparaisse particulièrement dense et qu'une langue s'y invente au fil des pages ne doit cependant pas faire oublier l'essen­tiel : c'est d'un brûlot qu'il est question non d'un pensum, et la plupart des idées énon­cées mériteraient une diffusion et un débat élargis. Ainsi, je ne suis pas sûr malheureu­sement que, deux années après la Marche blanche, le bouleversement, dans les menta­lités comme dans le fonctionnement des institutions, ait été considérable. Je suis moins enthousiaste sur le « rôle paradoxal » qu'a eu et que pourrait avoir la télévision et je doute de sa capacité à « inoculer et culti­ver dans l'âme des téléspectateurs le virus de la résistance à la fatalité sacrificielle de l'Histoire ». N'importe : l'entreprise radi­cale et obstinée de Claire Lejeune doit aider à retrouver une parole libre, dégagée du car­can de l'indifférence et de la langue de bois.

Laurent Robert