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Critiques de livres


Jean Claude BOLOGNE
Le Mysticisme athée
éditions du Rocher
1995
134 p.

Aventures de l'absolu

En cette fin du XXe siècle où la raison débordée de toute part nous donne à comprendre qu'elle n'est pas « raison d'être», [...] la question qui se pose est effectivement celle-ci : peut-on faire l'économie de la transcendance ? » C'est Claire Lejeune qui pose cette question, dans un copieux numéro triple des Cahiers internationaux de symbolisme qui réunit, autour du signe, du symbole et du sacré, de savantes contributions de chercheurs rompus à l'interdisciplinarité. C'est à des questions voisines que s'attèle Jean Claude Bologne dans Le Mysticisme athée. Sous ce titre paradoxal, son essai ne participe nullement du « retour du religieux », à peine de la « nostalgie des valeurs », mais sollicite sans ruse l'intérêt du lecteur pour une problématique qui suscitera de nombreux refus.

Les rayons d'ésotérisme ne désemplissent pas dans les supermarchés de l'âme. Les fables débiles de Paulo Coelho étalent les poncifs dont le New Age fait son système. Des sectes nullement inoffensives continuent leur œuvre de mort. Peu suspect de prosélytisme, Jean Claude Bologne n'ignore pas dans quels sables mouvants il s'engage. Mais, convaincu que ce sont là autant de réponses dégradées à une interrogation primordiale de l'homme, il s'emploie à dissiper les équivoques. Affirmant d'emblée un athéisme aussi serein qu'inébranlable, Bo­logne se recommande d'une expérience personnelle intense, équivalent d'une révélation, reçue dans sa jeunesse à la lecture d'un poème de Mallarmé : brusquement, sans la moindre possibilité de recours à des repères antérieurs, un terrible émerveillement l'assaillit. C'est à la lumière de ce contact quelquefois rééprouvé avec une réalité essentielle, dont les intercesseurs privilégiés furent la poésie et la musique, qu'il relit les mystiques médiévaux et des écrivains mo­dernes pour tenter de les concilier avec son athéisme. Il s'attache ainsi à décaper le mys­ticisme de tout ce qui implique une croyance religieuse en l'au-delà. La quête du point suprême, pour être objet de révéla­tion, nul n'est obligé de la rapporter à un arrière-monde religieux. Il n'y a pas d'autre monde que le nôtre, et la mort est la conclusion de toute histoire de l'individu. Du reste, ce qu'on englobe sous le mot de mysticisme est un faisceau d'expériences par définition singulières, et non une doctrine unifiée. Bologne n'a pas de peine à démon­trer que les liens entre mysticisme et reli­gion relèvent du malentendu historique. Pour le mystique, « Dieu » n'est qu'une façon de parler ; il n'y avait pas d'autre « choix » que de nommer ainsi ce que l'athée préférera appeler « absolu ». Ce n'est pas par hasard qu'aux yeux de l'orthodoxie, les mystiques ont toujours senti le soufre. Leur fureur érotique (entre autres) n'était guère au goût des théologiens, et, rapide­ment soupçonnés d'hérésie à proportion de leur désir d'une connaissance sans tabou, nombreux finirent sur le bûcher. A la li­mite, le terme naturel du mysticisme serait l'athéisme. Le mystique expulsant la théolo­gie en faisant le plein de la subjectivité, la quête du divin finirait par abolir son objet : si Je suis — si l'expérience immédiate que j'ai de mon être coïncide avec l'être —, Dieu ne peut pas être. (Rappelons qu'il existe au moins une religion radicalement athée, le Hinayana du bouddhisme, où la conciliation et l'apaisement sont décrits en des termes proches de Thérèse d'Avila). Ça et là quelques accents prophétiques (p. 44) feront sourire sous la plume de l'au­teur, dont on n'est pas forcé non plus de partager l'œcuménisme un rien agaçant (mais l'anticléricalisme est paraît-il passé de mode). Plus sérieusement, un certain flotte­ment de vocabulaire (entre l'absolu, l'infini, l'illimité, le néant, un peu rapidement tenus pour des synonymes) indique par endroits un flottement de la pensée. Difficile de le suivre lorsqu'il écrit curieusement : « La seule prise de conscience de la volupté suffit à la détruire » (proposition que la vie dé­ment régulièrement), a fortiori lorsqu'il s'exclame « Que n'avons-nous pu nous libé­rer de la pensée ! », sans paraître mesurer que cette « libération » rendrait impossible l'énoncé même de ce vœu. Bologne, qui ap­pelle à ruiner les vieilles dichotomies entre « le corps » et « l'âme », reste en partie pri­sonnier de l'opposition factice entre la sen­sation et la pensée, et sa réflexion se dissout là dans l'ineffable.

Pour ma part, une totale absence de préoc­cupation mystique, jointe à un hérissement spontané envers tout ce qui s'apparente au masochisme doloriste (auquel n'échappe pas même la pathétique expérience de Georges Bataille) ne m'empêche nullement d'apprécier à mes heures les excès des grands mystiques, comme on peut admirer sans y céder une belle maladie, un aveugle­ment superbe. Mais la convergence que Bologne aperçoit entre l'expérience mys­tique et les moments privilégiés où la vie se signale à nous par la fusion inoubliable de l'émotion et de l'intelligence, cette conver­gence n'est à mon avis qu'un point de tangeance. En plaçant la fin dernière de l'« ex­tase » dans la contemplation du manque ou l'anéantissement de soi, la mystique laisse un vide où, qu'on le veuille ou non, Dieu ne demande qu'à s'engouffrer. Néan­moins, face à la pensée occidentale qui trouve sa raison dans la séparation de l'amour et de la connaissance, l'hérésie ma­jeure du mysticisme (par quoi il continue d'être un foyer de subversion) aura résidé dans l'affirmation contraire de leur iden­tité. Expérience sensible et opération cognitive, passion amoureuse et passion de connaître, connaissance de l'amour et amour de la connaissance, c'est tout un : c'est une même chose que la diversité rela­tive de la vie et l'unicité absolue de l'être. Dans la rencontre de l'éternité et de l'ins­tant fulgurant il ne tient qu'à chacun de voir non plus une expérience du vide mais du trop-plein, non plus une transcendance mais une immanence pleine, exaltation de la présence au monde qui ne renvoie qu'à elle-même, qui ne sert à rien d'autre qu'à elle-même. Dans ce bref acquiesce­ment ontologique à l'univers qui prend appui périlleux sur la certitude de la mort pour extraire de l'ultra-périssable quel­que éclair définitif, dans cet accord trouvé avec soi-même qui est à la fois une donnée et une asymptote, sans cesse à reconquérir, on se per­mettra de voir bien moins un « anéantisse­ment » qu'un surcroît de la conscience de soi.

Thierry Horguelin

Cahiers internationaux de symbolisme, nos 77-78-79 (1994)