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Critiques de livres


Henry BAUCHAU
L'enfant bleu
Actes Sud
2004
374 p.

Tout se crée, tout se trans­forme ? « On ne sait pas »...

L'enfant bleu, le livre, dernier roman d'Henry Bauchau est fascinant : il raconte de l'intérieur la relation analytique entre un soignant et un psy­chotique. Pas à pas, nous voyons les liens se nouer et se dénouer, la violence s'exprimer puis s'expliquer, les senti­ments s'éclairer. L'auteur nourrit sa fic­tion de son expérience de thérapeute et décrit une situation rare, celle où un soignant prend en charge un patient plus de seize heures par semaine, met­tant en jeu des méthodes particulière­ment efficaces parce qu'elles lui sont spécifiquement adaptées. Il y a en chacun de nous une petite part de folie plus ou moins jugulée. On se dit parfois que, si on se laissait aller, des choses atroces pourraient s'ensuivre. Et parfois, aussi, on se rassure en remoulant dans des schémas rationnels qui les expli­quent les choses étranges du monde. Les fous effraient certains, en fascinent d'autres et peinent de toutes façons à de­venir des personnes aux yeux du monde. Pour quelques-uns, artistes, personnel médical, humanistes éclairés, cette altérité n'est pas une misère mais une pos­sible source de richesse. Avoir quelques clés et une certaine ouverture d'esprit montre qu'une attitude « folle » a une lo­gique imparable dans cet univers autre. Cela permet à une poignée d'individus de considérer « les fous » comme des per­sonnes et de leur rendre ce statut. Une personne autre, différente, tout simplement. C'est ce regard particulier, ce che­min semé d'embûches et de découvertes qu'Henry Bauchau nous fait parcourir. Comme « Je » est un autre pour le poè­te, Orion est « On » et ce « on » ne sait pas vivre dans notre monde. Orion a treize ans, un corset de préjugés et des monstres dans la tête qui le contraignent à la violence. Les autres enfants se mo­quent de lui, l'agressent et jouissent de la transformation de ce garçon si doux en démon éructant, d'une force surnatu­relle, qui détruit tout sur son passage. « C'est plus terrible qu'à la télé ». On pense au personnage de La disparition de maman d'Eugène Savitzkaya dont l'uni­vers est peuplé d'ogres du Caucase, de monstres et de choses affreuses : « La tête bandée vient me voir et j'ai peur », dit l'enfant de Savitzkaya. Le monstre de Paris vient voir Orion le rayonne et le bazardifie, l'oblige à détruire et détruire encore. Orion, le chasseur géant qu'Artémis transforma en constellation qui abrite une des seules nébuleuses percep­tibles à l'œil nu : un héros foudroyé. On reconnaît bien là l'attirance d'Henry Bauchau pour le monde mythologique et sa symbolique.

C'est au centre de jour qu'Orion ren­contre Véronique, une psychoprof un peu docteur dont la vie n'a pas été simple. Sa mère est morte à sa naissance. Un accident de moto a tué son premier mari, le bébé qu'elle portait et tout es­poir de maternité. Elle conduisait la moto. Mort, désespoir, culpabilité. Son mari actuel, Vasco, un grand champion automobile, a quitté la compétition et s'est coulé financièrement avec une usine de moteurs expérimentaux. Ce n'était pas un as de la gestion, il poursuit maintenant un travail de recherche, rembourse ses dettes et cherche sa voie dans la musique. Véronique n'a pas le choix, il faut qu'elle travaille et contri­bue à l'apurement de la dette familiale. Son statut à elle au sein de l'hôpital de jour n'est pas non plus reconnu et ses ne sont guère appréciées par ses collègues. Ce qui va unir ces trois personnes, c'est la puissance de la créa­tion : Véronique écrit, Vasco compose et ce sont les dessins et les sculptures qui changeront l'univers d'Orion. L'enfant bleu raconte cette quête du Graal. Pour Orion, c'est la seule porte de sortie de son monde intérieur en­combré de monstres dictateurs. Mais la création est aussi un long chemin pour Vasco et pour tous les artistes, il n'y a pas que le « peuple du désastre », les « handicapés », qui peinent à s'expri­mer...

Henry Bauchau nous fait vivre pas à pas les liens qui se tissent, s'exacerbent, se défont. Le chemin de l'analyse est long. Plus de douze ans. Véronique vit avec Orion une relation intense, exception­nelle, une relation-limite où elle doit constamment veiller à ne pas usurper un autre rôle, rester envers et contre tout une thérapeute, où elle doit maîtri­ser transfert et contre-transfert. C'est une expérience unique et infinie que de consacrer l'essentiel de son temps, de son énergie à une adolescence malade que l'on conduit à un état adulte presque autonome malgré un handicap certain.

La famille d'Orion souhaite qu'il ap­prenne un maximum de choses, qu'il écrive et surtout sans faute d'orthographe. Visiblement, cet exercice repré­sente un acte insurmontable pour l'en­fant qui en connaît l'issue. L'adulte qui découvre son texte va hurler « que de fautes, que de fautes », un véritable gâ­chis, sans espoir. Orion a donc ver­rouillé sa parole, oublié le sens des mots, il n'arrive plus à écrire. Même pas son nom. Véronique découvre ce méca­nisme et met en place un dispositif tout autre qui libère la parole de l'enfant. C'est lui qui parle et c'est elle qui écrit des « dictées d'angoisse ». A travers ces textes-là, l'angoisse prend la plupart du temps d'autres voies que celles de la vio­lence sauvage, elle se dit, se maîtrise, s'apprivoise, s'humanise. Et Orion se li­bère donc aussi des monstres par l'écri­ture qui lui faisait si peur au départ. Véronique utilise les dons d'Orion pour le dessin afin de lui permettre, petit à petit, d'entrer en contact avec le monde extérieur. Ses labyrinthes, ses monstres, ses paradis prennent vie sur le papier. Il expose, reçoit des prix, participe à des manifestations pour sauver des artistes des geôles sud-américaines. Il a choisi une nouvelle famille qui le respecte : celle des artistes.

On croit à cette histoire, on aime les personnages dont Bauchau nous fait vivre les tourments, en abordant, au plus profond, des questions fondamen­tales : comment un thérapeute peut-il baliser la relation avec son patient, comment la création peut-elle sauver un malade mental de son destin, comment une thérapie aussi forte peut-elle s'ins­crire dans la vie quotidienne sans entiè­rement la bouleverser ? Comment l'autre peut-il retrouver son énergie créatrice sans que le soignant dilapide la sienne ?

Il y a des livres d'urgence pour celui qui écrit, des livres ludiques, des livres-par­tage qui permettent de voir le monde autrement. Celui-ci est très particulier : outre le talent d'écriture que l'on connaît, il donne à voir une nébuleuse à l'œil nu et ouvre la voie à la lumière.

Nicole Widart