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Critiques de livres


Thomas GUNZIG
Le plus petit zoo du monde
Au Diable Vauvert
2003
186 p.

De la condition des hommes et autres animaux 

Un jour, en se levant, Bob découvre une girafe dans son jardin ; Dieu seul sait comment elle a bien pu at­terrir là ; Bob la regarde pourrir jour après jour, avant de s'en débarrasser avec l'aide de deux ouvriers polonais. En quête de ren­contres féminines, Henry fait la connais­sance d'un généticien bricoleur qui lui pro­pose, à titre d'expérience scientifique, de partager pendant trois mois la vie d'une ap­pétissante jeune femme, laquelle s'avérera en réalité être... une vache. Fred, au cours d'un voyage d'affaires à l'étranger, se sent épié dans sa chambre d'hôtel. Vérification faite, il découvre un koala perché au-dessus d'une armoire ; sa présence ne semble pas étonner autrement la direction de l'hôtel ; Fred lui fait passer une nuit dans la gout­tière, d'où il le ressortira mort de froid, avant de vider les lieux. Telles sont quelques-unes des fables drôles et cruelles que Thomas Gunzig a mijotées pour son dernier recueil de nouvelles, Le plus petit zoo du monde. Elles appartiennent à une veine fantastique qui remonte à la Métamor­phose de Kafka, et dont le ressort consiste à introduire dans le quotidien un événement absurde, incompréhensible, impossible à éli­miner, et dont il s'agit de s'accommoder le mieux possible. Chez Thomas Gunzig, contrairement à Grégoire Samsa transformé en vermine, les protagonistes ne subissent pas eux-mêmes de métamorphose, mais bu­tent contre une présence extérieure et incon­grue, projection de leur propre animalité.


Thomas GUNZIG
Royaumes
Le Grand Miroir
coll. La Petite Littéraire
2003
79 p.

Le procédé est d'autant plus efficace qu'il joue du décalage constant entre ces phénomènes surnaturels et la banalité d'un quotidien do­miné par l'ennui et l'échec : ainsi, la girafe de la nouvelle homonyme apparaît-elle dans la vie de Bob au moment où sa femme vient de le quitter. Le pathétique de la chose étant que la disparition de la girafe, loin de rame­ner l'épouse au foyer conjugal, la poussera au contraire à le déserter définitivement, horri­fiée par le dépeçage de l'animal... Les autres récits appartiennent à une veine quelque peu différente, où la présence ani­male, qui justifie le titre du recueil, est davan­tage d'ordre verbal que proprement narratif. L'ours, le coucou, le frelon, la rainette, qui en est l'exemple le plus abouti, est une variation parodique sur les films de Bruce Lee. Un Bruce Lee qui, à l'inverse de son modèle, ne fait rien pour sauver sa famille, décimée par les « triades » qui en veulent à sa fortune. Obnubilé par la maîtrise de lui-même et l'inté­riorisation de ses émotions, il se retrouvera seul mais heureux, dans une « banlieue grise et humide » qui pourrait bien être celle de Bruxelles, dans la peau d'un professeur de « yoga light » pour dames âgées... Deux autres nouvelles évoquent, chacune à leur manière, les fantasmes violents, voire meurtriers, le désir de toute-puissance d'individus ordinaires, qui tentent ainsi de compenser les frustrations de leur existence médiocre. Dans Le poisson rouge, Franck re­trouve sa voiture volée par des malfaiteurs qui y ont violé et mangé trois jeunes filles ; il s'imagine à son tour dans la peau du vio­leur, et leur fait subir en imagination les pires sévices. Dans Le chien de traîneau, un personnage nommé Le Timide est amou­reux d'une employée de Pierrot-Croissant, à qui il n'inspire en retour qu'indifférence et irritation ; après l'avoir vainement harcelée, il reportera sa haine sur de jeunes prosti­tuées sans-papiers, fort de son bon droit ré­sumé par un slogan : « II était le Roi et les autres c'était ses boys ».

On retrouve des thèmes proches dans les trois nouvelles qui composent un ouvrage paru simultanément sous le titre Royaumes. Dans Le grand duc, un jeune clandestin venu d'Afrique découvre avec incompréhension et consternation la Belgique, terre « d'accueil » où d'aucuns lui ont fait miroiter une sorte de paradis terrestre, dont les saints patrons au­raient pour noms Tatayet, Monsieur Zygo et Julos Beaucarne. Mais si le récit, comme les deux suivants (Le petit prince et La comtesse), comporte de belles envolées et des moments jubilatoires, il pèche par un manque de vrai­semblance. On peut s'étonner, par exemple, que le clandestin, découvrant l'univers de la consommation, emploie pour en parler des termes qui ne dépareraient pas dans un écrit situationniste, par exemple lorsqu'il évoque « le cauchemar occidental, la pornographie capitaliste qui vous crache en plein dans votre gueule de tiers-mondeux et que ça lui dégouline dessus, des trainings, des VTT, des lampes sur pied », etc. ; ou bien encore lorsqu'il peste contre les distributeurs de billets qui refusent de vous servir pour « solde insuffisant ». Il y a de toute évidence ici un problème de point de vue, l'auteur se substituant au personnage, l'emportement prenant le pas sur la construction. Les mêmes flottements caractérisent l'his­toire de ce « petit prince », héritier imagi­naire d'une dynastie déchue, qui partage son temps entre un emploi de caissier à mi-temps au Delhaize et les délices des paradis artificiels, et qui pour améliorer son train de vie finit par se prostituer à des fonction­naires européens. Si la satire ne manque pas de sel, l'absence d'une structure solide se fait cruellement sentir. Même remarque pour le dernier volet de ce triptyque, qui se réduit à une suite improbable de divagations, quel­quefois amusantes, sur les causes de la décadence belge ; cela en une prose gâchée par la surabondance des rimes internes (comme un poème que l'on aurait voulu remettre en prose) et par un nombre effarant de fautes, de lourdeurs, de répétitions de mots (y a-t-il un éditeur dans la salle ?). Dommage que Thomas Gunzig n'apporte pas à ses textes la finition qu'ils mérite­raient. Car, par-delà ces réserves, les meil­leurs textes de son Plus petit zoo du monde prouvent qu'il peut être l'un des auteurs les plus inventifs et les plus originaux de la lit­térature belge. Ce dont ne doutent pas ceux qui ont lu ses précédents ouvrages, de Si­tuation instable penchant vers le mois d'août et autres brillants recueils de nouvelles, jusqu'à Mort d'un parfait bilingue, juste­ment récompensé par plusieurs prix.

Daniel Arnaut