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Critiques de livres


Jean-Pierre BERTRAND, Michel BIRON, Jacques DUBOIS, Jeannine PAQUE
Le roman célibataire
José Corti éditeur
1996
204 p.

Le roman décadent ? Pas tant que ça...

L’hypothèse de travail de cet essai est la suivante : face au naturalisme triomphant (comment faire du roman après Zola ?), il existerait un « grand texte » signé, de 1884 (A rebours de Huysmans) à 1895 (Paludes de Gide), sans ou­blier le miroitant Bruges-la-morte (1892) de Rodenbach, par treize auteurs différents, dont certains sont aujourd'hui tombés dans l'oubli (Jean Lorrain, Francis Poictevin, Teodor de Wyzewa), et qui ne comprend guère que des « fours ». Ce « grand texte », ce « roman célibataire » présente d'indéniables ressemblances thé­matiques et stylistiques : l'exclusion de la socialité et le refuge dans l'idéalisme ; un personnel romanesque monomaniaque et parfois névrosé, dont le statut essentiel est celui du célibataire — d'où la misogynie fé­roce, voire grossière, et le rôle secondaire dévolu à la femme ; la déconstruction du modèle naturaliste (le roman fresque sociale remplacé par celui élaboré autour d'un seul personnage) ; l'hybridation du roman, qui emprunte à la poésie, à l'essai, à la médita­tion, au journal intime, etc. ; une écriture tarabiscotée qui se regarde complaisamment fonctionner.

Quelle représentation du littéraire ces « ro­mans azymes » (ils ne « lèvent » jamais, inca­pables qu'ils sont de sortir d'eux-mêmes) offrent-ils ? Désireux d'« épurer une littérature qui s'est souillée au contact du social », ils ba­lancent entre roman-à-faire et roman-qui-se-fait pour produire des œuvres qui ne sont rien d'autre que des satires du roman : il s'agit d'en finir décidément avec le romanesque ! Et tout de même avec le personnage roma­nesque. Cependant, il reste une histoire, et un personnage, mais celui-ci hypertrophié « à partir d'un sujet unique qui génère l'his­toire, son récit et son commentaire ». Ne subsiste donc qu'un seul point de vue, émis par un être essentiellement paradoxal, « doté d'une stérilité productive, — le céli­bataire ».

Ce dernier s'isole dans « une tour entourée de marais », instituant de la sorte un chronotope qui s'oppose à ceux du roman natu­raliste : le trou (le Voreux) et la route dans Germinal, auxquels se substitue (fût-ce par l'anagramme : trou/route/tour) la tour ; celle du roman décadent, contrairement à celle de Stendhal (La Chartreuse de Parme), abolit toute intrigue : le personnage qui s'y enferme n'entretient plus de communica­tion qu'avec soi ou avec de rares sem­blables. Pareille fixité contraint le roman à renoncer à toute accélération, à tout sus­pens, à toute progression : il fait du sur­place. Ebauche-t-il un voyage, celui-ci s'in­terrompt dans une taverne parisienne où des Esseintes s'enivre de vie anglaise, ou à Montmorency, quand le narrateur de Pa­ludes s'y arrête avec Angèle. Partout, l'échec : amoureux, esthétique. Est-ce tellement sûr ?

Il faut souligner ici le grand mérite de cet essai, qui est de montrer quatre choses : 1. que le roman décadent « ne cesse de pen­ser son impuissance, sans toujours voir que celle-ci était l'expression la plus sûre de la modernité » ; 2. qu'il « favorise une poé­tique du détail qui transforme en modèle réduit la vie que le héros (...) mène au ra­lenti » ; 3. que Gide, avec Paludes, « re­donne vigueur au héros impuissant (...) et confie au romancier moderne la fonction paradoxale d'interprète de l'incommuni­cable » ; 4. que dès lors « il n'est pas d'expé­rience romanesque un peu élaborée au XXe qui, sous un aspect ou sous un autre, n'ait un tribut, au moins modeste, à payer à ces étranges novateurs de l'échec... » « Mais qui s'en est vraiment avisé ? » Pardi, les trois mousquetaires (nul n'en ignore : ils étaient quatre) liégeois qui signent ce livre excellemment nourri de sociologie de la lit­térature, mais à l'élégante écriture (ce qui ne va pas toujours de pair !) ; en convaincra un délicieux exemple : « le roman de Huysmans donne à voir, dans son déshabillé diégétique, les beaux restes du naturalisme... » Restent un regret, et une question. Le re­gret : que n'aient pas été noués en une gerbe davantage éclairante les traits stylis­tiques épars relevés chez les treize écrivains étudiés. La question : comment quatre au­teurs réussissent-ils la gageure de produire un livre à la tonalité à ce point homogène, à l'écriture à ce point lissée ?

Pol Charles