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Critiques de livres


Luc DELLISSE
Cinéma total
Ed. Luce Wilquin
1999
176 p

Blaise Pascal et la gelée de groseilles

Le royaume des ombres est un jeu de massacre. Luc Dellisse, qui en est tout à la fois l'auteur, le narrateur et le personnage central, y tire à vue et à bou­lets rouges sur ce qu'on nomme pudique­ment les dysfonctionnements de notre petite terre d'héroïsme. Les cibles ne manquent pas à qui ne manque ni d'humeur ni d'hu­mour : témoin ces quelques belles pièces de son tableau de chasse.

Un propriétaire de théâtre pique dans la manne aux subsides pour s'offrir des ha­vanes. Dans les raouts et autres pince-fesses où s'égaie et bâfre une nomenklatura qui traficote médiocrement, on cause comme dans les romans d'Heming­way, ou dans les dialogues minimalistes du cinéma branché.


Luc DELLISSE
Le royaume des ombres
Ed. Luc Pire
1998
256 p.

Une bour­geoisie décrépite rêve de se mettre au service d'une grande idée (comme celle qui doit régénérer la Cacanie dans L'homme sans quali­tés), mais se lamente de ce que l'hé­ritier du trône soit « si peu doué [...] pour les études... » (Gare au procès !) Les slogans publicitaires ri­valisent de gâtisme : « Télébel, Télé-bel, la vie est belle sur 36 décibels ». Les intimes infortunes des princes qui nous gouvernent suffisent à leur donner, « sur les grands mystères politiques du XXe siècle, une sorte de savoir inné ». Que l'on désigne un catholique à un poste important, c'est pour le flanquer d'un secrétaire laïque. Même la gastronomie fout le camp : « Les efforts conjugués d'un traiteur d'entreprise, d'un four micro-ondes et d'une maison déconstruite où l'office était dix mètres plus bas que la salle à manger, donnaient vrai­ment une piètre idée de la future cuisine européenne. »

Bien entendu, ce roman de mœurs est aussi un roman à clés. Dirk Frimout déguisé en Kurt Fribourg, « vaillant astronaute natio­nal » ; Le réveil du sud belge n'en finit pas d'agoniser, à l'instar du feu Peuple (« C'est le Parti socialiste qui payait, par l'intermé­diaire des syndicats, ce tissu de jérémiades sans issue ») ; les mémoires de Théo Faber, grand lecteur de Pascal — alias Théo Lefèvre —, sont restitués par la Chine mais, explosifs (l'ancien Premier, CVP, y recon­naissait que « l'Etat belge était organisé pour défendre des intérêts exclusivement flamands »), passent illico à l'incinérateur ; l'illustre médiologue Régis Debray est bro­cardé sous les traits de Rainier Sobral, etc.. Tout cela est conté d'une plume rapide et efficace, souvent vacharde, qui joue du néo­logisme (« L'excellente dame s'approchait à toute allure de la retraite posticipée ») et se montre attentive à l'évolution du français, quand le féminin cède la place au mascu­lin : « Je n'ai pas envie de finir bêtement comme un putain de spéléologue attardé. » Je me permettrai pourtant de faire le pion à propos d'un seul malencontreux accord du participe passé : « le nombre de calories qu'elles craignaient d'avoir absorbé » — où j'écrirais « absorbées » : ce qui est absorbé, c'est les calories, pas le nombre...

Qu'importe. Dès la première page du Royaume des ombres, on était plongé en plein polar, et du bon : « une amie entrait [...] et actionnait l'interrupteur, c'était exactement comme si on m'avait grillé la rétine avec une lampe à souder. » Ses heu­reuses lectures et son machiavélisme permettent à Dellisse de ficeler habi­lement un Cinéma total où il s'avère dangereux de ressembler à Marcel Cerdan ; où Béatrice Herzog, native de Charleroi, vampe un boxeur pro­metteur ; où une Facel-Véga (comme celle d'Albert Camus) s'écrase contre un platane ; où s'élève, pour la bonne bouche, un hymne nostalgique à la gloire de la gelée de groseilles de nos tartines en­fantines.

Pol Charles