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Critiques de livres


Marc QUAGHEBEUR
Les Carmes du Saulchoir. Sept promenades avec Marc Trivier
Toulouse
L'Ether vague
Patrice Thierry Ed.
1993
72 p.

Ailleurs la vie

Là où Marc Quaghebeur nous en­traîne, au fil de « sept promenades avec des photographies de Marc Trivier », l'espace a des dimensions singulières, puisqu'il s'agit du temps, de la profondeur des visages, du secret des biographies. En­core faudrait-il rectifier le sous-titre de la page de garde. « Avec des photographies », y lit-on. « A travers elles », en leur absence, aurais-je envie d'écrire. Car si le livre, très bien mis en page, et qui impose à la lecture son rythme visuel, reproduit des œuvres de Trivier, ce ne sont pas généralement celles qu'évoqué le texte.

Sur les premières de ces photos, on voit un chaland, son reflet dans l'eau du fleuve ; plus loin un paysage de campagne ; sur un chemin, de dos, un homme qui s'avance, son bâton de pèlerin à la main (à son allure, on peut reconnaître dans ce personnage l'auteur du texte). Ailleurs, mais ce sont alors d'anonymes documents d'archives da­tant de la seconde guerre mondiale, appa­raissent des vestiges de rues bombardées, de bâtiments détruits, dans une ville qui ne sera jamais nommée (son identification est possible pourtant par qui est familier des lieux : Tournai). Pour saisir la démarche patiente qui a conduit à l'élaboration de l'ouvrage, il faut qu'on atteigne, à la fin du livre, ces quelques pages — autant de mises en abyme — où l'on peut voir un homme, Quaghebeur, examinant les photos, posées sur le sol, qui feront naître son discours : ce sont des portraits, déformés par la perspec­tive, visages et regards tournés vers l'objec­tif. Que disent-ils ? L'auteur scrute leur si­lence, leur mort de papier. De son regard viendront les mots ; ce qu'il voit cependant restera caché.

Je n'aime pas, de prime abord, cette occul­tation qui m'empêchera d'être complice de la démarche, qui ne m'autorisera à rien vé­rifier. Un modèle, toutefois, fait exception : la série des portraits de Bram Van Velde, que l'on reconnaîtra si l'on possède les réfé­rences appropriées. Mais cette identification n'est qu'un leurre. Car si le texte parle bien du sujet photographié (« Bram Van Velde règne sur ces figures. Peu d'amarres. Des os d'inca. Total et nul, le corps est là. Presque évidé. »), il s'en écarte aussitôt pour évoquer allusivement quelle fut son œuvre — non dans ses formes ou son histoire, mais dans ce qu'on pourrait appeler son essence. Et nous voici priés à nouveau d'aller voir ailleurs, vers ce qui forme une culture. Il en va ainsi pour tous les personnages de cette étrange célébration, peintres tels Dû-buffet, Masson, Bacon, écrivains comme Ponge, Beckett, Willems ou Suzanne Lilar, ces « grands vieillards de l'art » dont Trivier a constitué un inquiétant et sublime cata­logue, publié par ailleurs. Derrière chaque visage, le destin d'un style, que Quaghebeur définit avec une ferveur contenue, ne cé­dant jamais à l'anecdote. En quelques mots secs, mais qui souvent font entendre, sous-jacent, le rythme d'un alexandrin, il perce la peau des portraits pour rejoindre ce qui les habite, au travers de ce qu'il sait d'eux. Et toutes ces figures de « gisants redressés » lui parlent, en ce grand âge où le photographe a capté leurs traits, d'une même mort, qui fonde leur œuvre. L'auteur aboutit ainsi à une méditation sur l'origine même de l'art qui l'amène à inclure sa propre démarche. Ce qui pouvait tenir du commentaire donne lieu au partage d'une expérience, for­malisée par l'écriture, et l'intention auto­biographique transparaît finalement sous le projet critique.

On devine alors le sens de ces images de dé­combres, de ville dévastée : ce sont ruines d'enfance. Et la pudeur, les cachotteries mêmes de celui qui se refuse à nommer les choses, on les acceptera, si c'est sa vie qui se dérobe à lui.

Carmelo VIRONE

Marc TRIVIER, Photographies, Ed. Centre Régio­nal de Photographie Nord Pas-de-Calais, Musée de l'Elysée (Lausanne), 1988, 92 p.