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Critiques de livres


Geneviève BERGE
Les chignons
Gallimard
1993
92 p.

Le lecteur

Voyez comment cela se passe : vous lisez les livres des autres depuis si longtemps, vous en parlez autour de vous, d'aventure vous témoignez de votre passion par des écrits critiques ; et plusieurs fois déjà on vous a demandé : et vous, vous n'écrivez pas? Si, bien sûr, vous voudriez écrire. Ou plutôt vous avez envie d'en avoir envie. Mais ce désir vous brûle, et les livres, qui vous ac­compagnent jusque dans vos prières du soir et dans vos rêves du matin, vous empêchent d'écrire autrement qu'ils ne sont écrits. Vous craignez que les livres soient définiti­vement ceux des autres, et que, d'avoir tenté de vous en approprier un, tous vous échappent.

Aussi vos tentatives sont-elles rares, déro­bées. Vous vous imposez une loi très dure pour ne pas galvauder les mots. Au fil des semaines, des mois, peut-être des années, vous recueillez pourtant des phrases qui vous semblent comme il faut. C'est très beau. Vanité l'attente, folie la promené, néant le secret? Non, quelque chose vous traverse et vous dépasse, que retient la constellation des textes. Ce ne sont point des souvenirs qu'on va déni­cher au fond du jardin de sa mémoire juste pour le loisir d'y cueillir quelques beaux fruits, pas plus des inventions -inventer, ce serait faire croire qu'il vous appartient d'élucider des mystères — non, tout cela réclame trop d'assurance en soi et en la littérature. Vous convient mieux d'attendre que des idées sauvages viennent papillonner dans l'écriture. Et vous n'es­sayerez pas même de les domestiquer, vous vous contentez d'en faire les croquis, de sorte que, placés les uns à la suite des autres, s'en dégage l'impression très vive, très réelle, d'un ordre secret. Un ordre na­turel où se conservent les vieilles sagesses de l'enfance, de la famille, du catéchisme des campagnes, du vent et des saisons, de la nuit qui brûle les livres, de l'amour, oui de l'amour aussi, et d'une certaine façon de nouer les cheveux.

Une fois le ciel enfui, on se mit à frotter, à ba­layer, à cirer, à frotter encore. Manière d'at­tendre, de fleurir le tombeau ou d'égrener les cent ans. Manière du souvenir, triste danse, fantôme du chant. Les murs se ridaient, c'était l'âge, dit-on. Le parquet brillait comme la mer, comme l'enfer. Frotti, frotta, alléluia ! Frotti, frotta, ah...

J'aime cette humilité. J'aime cette ténacité. J'aime également qu'étant femme vous soyez sans féminitude, de façon à laisser votre sensualité à sa transparence, à sa contemplation. Vous donnez très peu, ra­contez avec réticence, mais cette retenue-même me plaît. Elle me donne envie d'écrire à mon tour. Car votre livre — vous avez finalement écrit un livre — prédispose à une esthétique particulière de la lecture. En se retournant sur le lecteur, il l'incite à suspendre ce qui le définit, à méditer son rapport à l'autre. Et l'autre, c'est vous, c'est une manière d'être à vous-même. Tant l'écart se creuse entre vous, tant se rap­proche le désir que vous vous confondiez. Voilà comment cela se passe avec votre livre. Vous laissez les heures glisser, vous cher­chez à peine à les retenir, la tempête noircit le ciel certains jours, alors vous écrivez... vous laissez faire...

N'est-ce pas une belle histoire que la vôtre?

Sémir BADIR