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Critiques de livres


Anne BOURLOND
Les corps halogènes
Rodez
Editions du Rouergue
2004
105 p.

Les heures creuses

Parmi les moments de la journée qui suscitent le plus de sous-enten­dus grivois, nul doute que la fin de l'après-midi arrive en tête. Pas celle, évi­demment, du goûter des écoliers ni celle des travailleurs pris dans les embouteillages ou serrés dans les transports en commun, non, celle des fameux cinq à sept, les deux heures adultérines par ex­cellence (sans compter celles de la pause-déjeuner). Eisa, l'héroïne du pre­mier roman d'Anne Bourlond (écrivaine belge expatriée à Beyrouth et publiant en France), a un problème avec les heures de l'après-midi. Elle s'y ennuie et s'y sent trahie par le soleil qui, en hiver, va se coucher vers les cinq heures. La privant alors de cette « lumière caramé­lisée des fins d'après-midi qui vous donne envie d'ouvrir la bouche et de lé­cher tout ce qui vous entoure ». Pour continuer à ouvrir la bouche et à lécher, pour retrouver la lumière qui lui manque tant, elle décide de passer une annonce dans Le Soir et de recevoir chez elle des hommes pendant les heures creuses et sombres. Les courts chapitres titrés du prénom de ces amants (certains reviennent plusieurs fois) racontent ce qui se passe pendant les rencontres ; ils alternent avec d'autres plus analytiques qui montrent comment Eisa cherche à rester maîtresse du jeu et se laisse desti­tuer de ce rôle, comment elle reprend goût aussi à toutes les heures du jour. Qu'on ne s'y trompe pas, ce joli roman n'est pas de ceux qu'on ne lit que d'une seule main : les corps à corps sont plus effleurés que décrits avec moult détails pornographiques et parfois même, ils n'ont pas lieu. L'érotisme d'Anne Bour­lond est avant tout poétique et existentiel. Elle met en scène un désir qui ne peut exister que par médiation. Pour exemples : Eisa fait l'amour avec un ho­mosexuel dont l'amant vient ensuite chercher les traces de celui qu'il aime sur le corps de la femme ; elle adore se faire relater ses corps à corps par un aveugle qui y assiste caché dans la chambre ; un des hommes veut qu'elle le regarde en train de jouer du violon­celle et un autre qu'elle lui raconte et ra­conte encore la mythique scène du bal du Ravissement de Loi V. Stein de Mar­guerite Duras, quand Loi se voit subtili­ser son amoureux (Michael Richardson) par Anne-Marie Stretter. On ne peut pas dire que l'écriture des Corps halo­gènes soit sous influence durassienne, c'est plutôt l'imaginaire de l'auteure de La maladie de la mort qui a inspiré (en partie) Anne Bourlond : on trouve dans Les corps halogènes comme chez Margue­rite Duras des femmes qui s'ennuient, des homosexuels qui louent une parte­naire pour vivre au moins une fois l'amour physique avec une personne de sexe féminin. Peut-être même qu'Anne Bourlond se plaît à décrire les subtiles variations de la lumière comme M. D. le faisait pour celles de la mer. Et de finir Les corps halogènes avec une scène quasi mystique comme les adorait Mar­guerite Duras : l'héroïne se bande les yeux pour mieux voir la lumière...

Michel Zumkir