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Critiques de livres


Francis TESSA
Les enfants polenta
Bernard Gilson Editeur
1996
240 p.

Géographie de l'enfance

S’il est toujours excitant de décou­vrir le premier roman d'un auteur, la curiosité est encore plus vive lorsque celui-ci est un poète, qui plus est un poète confirmé tel que Francis Tessa, fort d'une œuvre accomplie, titulaire de plusieurs prix et directeur de la dynamique Maison de la Poésie d'Amay. Nouveau pay­sage, nouvelles donnes, et d'emblée pour­tant, une réussite avec Les enfants polenta. Roman que l'on est tenté, avec son éditeur, de qualifier de véridique — car Francis Tessa nous affirme que tout y est vécu — plutôt que d'autobiographique, tant le pro­pos de l'auteur n'est manifestement pas de relater sa propre enfance dans un quel­conque souci narcissique mais bien d'évo­quer un lieu, une époque, des conditions de vie qui le marquèrent, lui et toute une génération.

Nous sommes en Italie du nord, dans le quartier pauvre d'une commune vénète, lors de la dernière guerre. Les « Casette » — ainsi se nomme cette cité d'habitations à l'écart du village — regroupent les laissés pour compte d'une société désarticulée par les bouleversements de l'époque. Le travail manque, quelques artisans, des veuves et une flopée d'enfants tentent de subsister avec pour premier souci de trouver à se nourrir chaque jour. Beaucoup rêvent au grand empire italien promis par Mussolini. Mais la réalité quotidienne est tout autre. Pourtant l'inconfort, le dénuement, n'em­pêchent nullement les petits bonheurs et la tendresse que cultive une communauté re­pliée sur elle-même. Si la nécessité y fait loi, elle inspire cependant des principes éducatifs marqués par un bon sens robora­tif et une dignité sans fioritures. Des liens se tissent, au-delà des générations et des fa­milles, dans la solidarité des pauvres, ryth­mée par la recherche de la nourriture que la polenta symbolise dans toute sa force et sa simplicité.

Sans nostalgie appuyée, mais en retrouvant délicatement la juste innocence des souve­nirs d'enfance, Francis Tessa nous fait res­sentir, plus qu'aucun discours ou qu'aucun livre d'histoire, les sentiments qui guidèrent l'exode massif de ses compatriotes vers des horizons plus prometteurs. Et l'on com­prend mieux le mélange d'élan et de ré­serve, d'espoir et de désarroi qui accompa­gna les familles italiennes venues chercher après guerre en Belgique de quoi vivre, au prix d'un dur travail, de tracasseries admi­nistratives, du regard parfois malveillant qui leur tint lieu d'accueil. Et si aujourd'hui, le pays « où va le soleil » n'est plus une terre d'exil pour leurs enfants, c'est que, comme le souligne Tessa et sa préfacière Anne Morelli, « on ne peut honorer une carte de géo­graphie ». Et quelle plus belle leçon tirer de cette émigration alors que l'on s'apprête à célébrer cette année le cinquantième anni­versaire de l'arrivée des Italiens en Belgique que celle du brassement salutaire des peuples et de la relativisation de la notion de patrie ? Le seul pays à retrouver n'est-il pas celui de l'enfance, qu'il se situe ici ou ailleurs ?

Dominique Crahay