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Critiques de livres


Christian HUBIN
Le sens des perdants et Venant
José Corti
2002
205 p.

La poésie comme une asymptote

Quelles compétences (sauf à se contraindre à la paraphrase ?) le lecteur du Sens des perdants doit-il mo­biliser quand il s'achoppe à « Parfum de sol­stice coupé. Un phosphène parcourt en hâte la prairie. Maintenant seulement, le contre-ut d'hier se détache, parvient à travers l'air blanc »? Ou à « Une désapparition est sœur du pommier. Les fossés tintent dans l'ellip­tique » ? Doit-il solliciter, le lecteur, l'intelli­gence raisonneuse, la sensibilité (on la dit plus souple), la fervente et ancienne fréquentation des poètes ? Je crains que les diffé­rentes grilles de lecture qui lui seraient ainsi proposées constituent de bien maigres res­sources. Il restera donc au lecteur à prendre son parti d'une frange d'inintelligible — « indu / intouché / incontenu ». Hubin l'en avait prévenu : « Mes textes ne sont pas plus incompréhensibles que la réalité elle-même — ce qui ne les justifie pas pour autant ». Je crois le contraire — sinon nous n'aurions à rendre compte que d'une activité ludique. Or, le sentiment (disons plutôt l'impres­sion, l'émotion) qui s'empare de Hubin quand il tente « de dire ce qui a failli être », c'est la « stupeur » (mot rimbaldien) : en­gourdissement, voire paralysie dont le poète ne s'ébroue que par un questionne­ment assourdissant et exténuant : « Qui écrit au vrai ? Qui est écrit ? » / « Quoi ? » / « Vers où ?» / « Venu de quand ? » Dès lors, tous les sens (y manque seulement l'odorat) se tiennent aux aguets pour enre­gistrer le réel : « Le souvenir de l'ocre des pilastres, comme une poussière sur ces mots, son léger acide palatal, conjuguant le grain du tuffeau il y a vingt ans en Bour­gogne, et ce matin, sous mes pas, le rauque de la neige durcie ».

Quel réel, que l'on n'approche que dans un spasme, par le biais d'une écriture qui ne se­rait jamais que « le pressentiment, jamais l'accès » au secret, avec l'espoir qu'une « mé­moire inconnue en moi se souvien[ne] ? (Lorand Gaspar).

« Aux collines arrêtées dans l'étonnement. À l'ancienne lumière qui rejoint. À ce qui dé­passe un homme de dos [...]. À la volupté d'être le sommeil de personne [...]. À l'abîme qui moule et change. Au multiplicateur de sens. » / « Comme si parfois, la beauté était une excroissance. » A lire ces phrases dont l'amont (de la cascade de datifs, de la conjonction comparative et hypothétique) est occulté comme s'il s'agissait de brouillons ou d'approximations, on se demande si dans cet amont ne béerait pas « un vide qui parfois ap­pelle, inséparable de ce qui est... » Ainsi, on ne ferait jamais face qu'à un monde « inchoatif et en arrêt... » Et la poésie, « exercice d'in­termittence », ne pourrait, au mieux, être considérée que comme une asymptote, tou­jours s'approchant mais jamais ne touchant. Qu'est-ce que la poésie ? « Le poème est son effacement. » Un « exercice d'indigence ». « Dénuement, éveil, paradoxe ontique. » « Coïncidence sans atteinte. » « Elle ne re­présente pas, elle présente. » D'où l'éloge du poème bref dans ce livre à son image discontinu et fragmenté. Poème de la voix nue (pas blanche) se gardant de tout bavar­dage. Dès lors, texte aussi d'invective ra­geuse dont on devine sans peine qui est la cible : « ces veuves Poignet du micro sur scène, ce jogging à glottes, mandibules, ba­rattes à bave [...]. Post-pré-para-pompiers, poussifs pondeurs de l'avant-garde de poupe. Où ça salve, s'éclarquille [...], le branle à blabla, à crampes, à claques, à culs Kleenex, à cloques. À bout barri, à bôôf, à pfuuiitt... » Ah, quel pastiche !

Mais ailleurs, texte où se dessinent des connivences : avec Valère Novarina, l'anti-Wittgenstein (« Ce dont on ne peut parler, c'est cela qu'il faut dire ») ; avec Rilke (son chant défini comme « refus de toute distrac­tion ») ; avec Vaneigem (« Cette voix d'averse vierge, ce pétillement de détersif mental ») Et encore, texte où se devinent des douleurs : chat mort qui se faufile entre deux phrases ; l'écho du « pas brouillé sur la route de celle qui rapporte son frère ».

Une remarque grammaticale : le participe présent (ce titre : Venant), ce mal-nommé si fréquent chez Hubin, exprime en le cou­pant net un procès mi-arrivé mi-arrivant. Par elle-même, la forme si timidement ver­bale ne renvoie à aucune personne, ne situe dans aucune époque. Pourquoi le narra­teur/personnage central de ce très court texte (nouvelle ? poème en prose ? récit ? onirisme ?) est-il d'abord photographe puis passeur de fleuve ? Tous deux témoins-ac­teurs d'un passage (« Je suis ici pour cher­cher un passage. ») : la photographie coa­gule quelque chose en train de se produire — par exemple un sourire qui s'ébauche et dont le spectateur sait qu'il va s'épanouir ou s'évanouir ; le passeur est l'homme du mi­lieu juste, entre proue et poupe. Tout ce qu'exprimé à sa manière, qui est celle d'un poète, cette phrase : « Nous sommes le porche du passé, le portique bouche bée de stupeur, le four vaginal sans mémoire où ce que l'on voit fond ».

Voici un texte d'attente (« Pour que vien­ne ») et d'errance dans un lieu assiégé par la neige, dans un site étrange où les eaux tour à tour engloutiraient ou laisseraient à décou­vert : « juste au milieu du lit, un peu avant l'îlot, une clarté au fond de l'eau comme une vibration mouillée » / « Insidieusement naît l'impression d'un autel clanique qu'un imprévisible retrait des eaux aurait fait re­monter au jour ».

Quand nous éveillerons-nous, quand donc entendrons-nous ? « Mais c'est loin, et on n'entend pas. »

Pol Charles