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Critiques de livres


François EMMANUEL
Le sentiment du fleuve
Paris
Editions Stock
2003
153 p.

Faux polar

Rien n'indique explicitement que c'est là que ça se passe, mais tout con­court à faire penser que ça ne peut pas être ailleurs. Le sentiment du fleuve, le dernier roman de François Emmanuel, peut se lire comme un chant funèbre à une ville innommée, comme un requiem ironique à un Bruxelles glauque ivre de ses masques et de ses travestissements. Dès la première page, le narrateur, Jérôme Mortensen, note que se parle « ici » une « langue qui était la sienne mais dont (les habitants) usaient d'une manière appuyée, rugueuse, en râpant les r et en prolongeant les finales d'un yod so­nore ». Il relève aussi certains termes qui lui paraissent exotiques et qui suscitaient na­guère la hargne des auteurs de Chasse aux belgicismes : c'est qu'en cette étrange contrée l'on se sert de « clinche » et de « loques à reloqueter », l'on subit « la drache » et déplore « le brol», l'on est victime d'un « architecte » dont on peut se demander s'il « n'était pas kriminalzat ». Mais il n'y a pas que l'accent et le vocabulaire : il y a les « bières d'abbaye » qui, pour se boire lentement, ne donnent pas moins aux êtres et aux choses un carac­tère quasi irréel, quasi fantomatique ; il y a les clichés sur « ce pays curieux où les trains n'arrivent jamais à l'heure, où l'on signale un peu partout des nuées de grenailles errantes, où le temps est, prédisent-ils, variable » — « un pays à l'identité aussi indécise » que le Belize dont provient telle servante dont Jérôme fera la connaissance. Or, précisément, Le sentiment du fleuve n'est pas un roman de plus qui tartinerait sur l'identité en creux du royaume Belgique, sur sa propension à l'amnésie, sur son mépris de la mémoire et de l'histoire. C'est plutôt le récit d'une quête méandreuse dont l'objet inattendu, tardivement dévoilé, serait le méandre même — et, pour en dérouler le fil tor­tueux, il n'était donc d'endroit plus adéquat qu'un pays oublieux à l'existence incertaine, qu'une cité déliquescente, « hésitant entre un passé moyenâgeux et un avenir futuriste » et qui, à défaut de choisir, s'ingénie à détruire le premier sans franchement construire le se­cond. Si Jérôme Mortensen s'est installé dans la capitale d'opérette du nouvel « Em­pire », c'est théoriquement pour y prendre possession de son bien, la copropriété d'un immeuble reçu en héritage de son oncle, Isaïe Mortensen. Cependant, pour ce jeune homme sans réelle famille, l'argent importe moins que la personnalité de son oncle et que son étonnante profession de détective privé. Sans manifester d'intention particulière, sans en démentir aucune non plus, Jé­rôme s'installe dans l'appartement d'Isaïe, passe de longs moments dans son bureau à la cave et accepte de suivre, à son tour et presque naturellement, les troublantes et énigmatiques affaires qui, de loin en loin, l'occupaient. Pour Maria Félicia Concepcion, la servante belizéenne d'Isaïe, et pour Ursula, la cantatrice hongroise qui était sa voisine, c'est, au fond, comme si rien n'était advenu, comme si leurs grâces, à toutes deux, devaient, mutatis mutandis, poursuivre leurs effets auprès de Jérôme ainsi qu'elles l'avaient fait auprès d'Isaïe. Avec Le sentiment du fleuve, François Emma­nuel signe, sans lourdeur, un faux polar, un roman noir et métaphysique — puisque, évi­demment, c'est l'énigme qui prime, non la solution. Evoquant un monde qui semble se complaire dans la déglingue et l'ornementa­tion de façade — qui occulte, recouvre ou rase au lieu de préserver et d'embellir —, l'écrivain ne confère pourtant à son texte aucun ton de gravité. Il l'émaille au contraire de traits d'humour et de poésie — et les deux s'unissent même, par exemple quand Ursula ne peut retrouver sa voix sans le fulgurant se­cours d'un orgasme : « Au moment du pa­roxysme je la vis se cambrer toute et lancer a la cantonade des salves de haletandos, rauques, lustrés, tragiques, ensuite de longs éclats de rire qui écharpèrent insolemment le silence, lui conférant, dans la clarté tamisée de la chambre, le visage splendide des pasionarias, des furias en extase, puis quand ce fut fini elle expira, c'est revenu, c'est bien, affaissa sa tête sur mon épaule et s'endormit aussitôt ». La phrase est longue, complexe, subtilement agencée et ba­lancée. En général, la concordance des temps est strictement respectée — ce qui offre ce plaisir délicat qu'est l'utilisation du subjonctif imparfait. S'il est, comme toujours, superbe, le style de François Emmanuel n'est pas qu'une élégance : dans Le sentiment du fleuve tout particulièrement, c'est aussi une morale — une discrète façon de figurer la permanence quand tout se délite.

Laurent Robert