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Critiques de livres


Jacques SOJCHER
Le sexe du mort
Fata Morgana
2003
Dessins de Sarah Kalisky
64 p.

Parler en son nom

Qui est ce Jacques Sojcher dont les éditions Fata Morgana publient un recueil de poèmes intitulé Le sexe du mort ? Il y a bien un personnage connu qui porte ce nom : professeur de philosophie, directeur de diverses publications, respon­sable institutionnel, mais ce n'est pas lui qui parle. Celui qui prend la parole pour nom­mer le geste l'instaurant comme auteur du texte est quelqu'un qui « retire sa tête du sable » pour constater « l'étendue du dé­sert ». C'est un homme dont le sable s'écou­le de sa tête et qui mesure à ce sable l'éten­due du temps. Un temps qui sépare. Le séparant de quoi ? Des femmes en-allées, de la mère et du père disparus, « des images / qui s'effacent des yeux / et du cœur », de sa propre mort enfin.

Il ne renie rien, mais il simplifie. Si « la bi­bliothèque tout au fond, / nul ne la visite », il reste au moins des textes auxquels se réfé­rer, mais ils sont désormais privés de perti­nence : « La joie qu'aimait Spinoza / a perdu sa cause » et la Torah se retrouve « sans Dieu et sans Livre ». Restent encore des chansons, elles aussi vouées au manque, et qu'on fredonne en temps de guerre, l'es­poir aux lèvres, la peur au ventre : « J'atten­drai toujours / ton retour ». Même l'amour ne sauve de rien. Aux femmes vers les­quelles le porte une appétence mille et trois fois renouvelée, le poète assène, en Don Juan lucide : « Vous êtes toutes des figures, / qui ne remplacez pas le mort. » Mais du vide auquel il parvient naît paradoxalement une morale de l'adhésion au monde, et c'est à partir du renoncement à la plénitude de l'Etre que peut fuser telle injonction dionysiaque que l'auteur s'adresse à lui-même : « Vois avec tous tes yeux. / Donne au désir/ le congé du manque. Fais du sexe / une langue qui danse.»

II fait froid dans ce livre, solitaire et dévasté. Mais il fait beau tout aussi bien. A cause de l'enfance, préservée par un mot comme « douceur », « l'antidote du mot mort », et qui toujours parvient à survivre à sa propre disparition, pour resurgir dans l'amour, dans l'abandon du corps à l'autre. A cause d'une musique sans apprêts dont sont faits les vers de Sojcher, qui empruntent leur rythme à une prosodie somme toute clas­sique, prêtant toutefois davantage l'oreille à un Verlaine qu'à un Victor Hugo. A cause enfin des dessins, sobres et forts, lumineux pour tout dire, de Sarah Kalisky, qui font davantage qu'illustrer les textes puisqu'ils les interprètent et les prolongent. Le vent se lève, il faut apprendre à mourir à soi-même. C'est l'effort entrepris par un certain Jacques Sojcher pour parler en son propre nom.

Carmelo Virone