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Critiques de livres


Roger LALLEMAND
Le songe du politique
Ed. Didier Devillez
avant-propos de Régis Debray
2000
260 p.

Affaire de style

Je ne connais pas Roger Lallemand. Je ne sais de lui que ce que, sans doute, nous sommes nombreux à savoir : qu'il est un homme politique coutumier des hé­micycles et des allées du pouvoir, qu'il n'a pas, dans ce travail, cherché à se pousser du col mais qu'il a œuvré sereinement pour la dépénalisation de l'avortement et de l'eu­thanasie, entre autres. Il a sûrement cette sagesse, en tout cas cette habitude, cette ex­périence, et l'âge requis pour qu'on voie en lui ce qu'on nomme une « conscience ». Désormais politiquement sur la touche (la vie est rude pour les consciences !), il se ma­nifeste aujourd'hui par un livre, selon une tradition bien française, mais pas belge, d'ancrer son travail politique dans la littéra­ture et d'afficher cette culture, cette ouver­ture. C'est que la littérature, même si elle intéresse fort peu, conserve tout son pres­tige et appose un cachet particulier — un baume, peut-être — plus excitant que le journal officiel. Le songe du politique n'est pas un écrit de circonstance ou un livre bilan ; c'est un re­cueil d'articles et de conférences couvrant les vingt dernières années dans lequel Roger Lallemand dit ouvertement son engagement politique (et, malheureusement, les limites de son action), affirme ses goûts, ses sympa­thies, ou réfléchit en juriste. Le livre s'ouvre sur un portrait de l'auteur, une biographie intellectuelle, brossés par le biais d'un entretien qu'il accorde à Jacques Sojcher. On découvre l'homme, la genèse de sa pensée et l'évolution de son action : président du Libre Examen dans les années 50, il s'interroge sur l'attitude des commu­nistes (leurs affirmations sont un peu trop belles, un peu trop béates), scrute l'affrontement des grands blocs jusqu'à l'effondre­ment du mur de Berlin. Il part aussi en Bo­livie, défendre Régis Debray, fréquente Sartre, voit évoluer les rapports entre laï­ques et catholiques, etc. Surtout, fait remar­quable, il place l'homme (faut-il écrire l'Homme ?) et ses droits au cœur de ses pré­occupations.

Sojcher amène Lallemand à se dévoiler, à s'expliquer, à développer même assez lon­guement ce qui n'est ni une philosophie ni un testament politique mais ce qui a été l'ambition d'une pensée dans les limites réa­listes d'une action parlementaire. L'intervie­wer est certes bienveillant mais l'interrogé a mieux que des choses à dire, mieux que des messages, et on prend effectivement toute la mesure de cette « conscience ». Il n'em­pêche, sorti du politique, cette bienveillance tourne à la complaisance lorsqu'elle évoque l'écrivain que Lallemand n'est pas, voire lorsqu'elle le présente tout net comme un poète. Il y a loin de la coupe aux lèvres et, quand on lit par ailleurs les prudences de l'attitude parlementaire, on s'étonne de trouver une affirmation aussi tranchée. Sans reprendre le détail du livre, il faut sa­voir qu'au fil des articles, Lallemand évoque Benvenuta ou Don Giovanni, l'enterrement de Mitterrand ou la défense de Pierre Mertens, il s'interroge sur la Justice et la puni­tion, aborde les questions de la beauté, de la mémoire chez les Juifs ou de l'évolution de nos démocraties. Et toujours, l'homme de­meure au centre de ses préoccupations ; il ne manque d'ailleurs pas de réfléchir au glissement qui s'opère subrepticement du citoyen à l'individu, de l'électeur au con­sommateur. La matière est dense et le tour d'horizon large. Si besoin en était encore, Lallemand démontre l'ampleur de ses vues et la finesse de ses analyses.

En tant qu'intellectuel, Roger Lallemand s'inscrit pleinement dans la tradition fran­çaise, un peu trop française. Au point qu'à certains moments, je me demande ce qu'il fait de la Belgique. Est-il d'une génération qui précède la belgitude ou vit-il, par goût ou habitude, totalement tourné vers Paris ? Je ne sais mais il me semble qu'il a tendance à forcer le trait et à prendre la pose. A l'évi­dence, citoyen français, Roger Lallemand eût été comme un poisson dans l'eau. Chaque âge a ses classiques. Manifestement, il connaît les siens ; il en use et même en abuse. Au point d'ailleurs d'encombrer lourdement son style et d'entraver, plus que de servir, sa propre pensée. Si Lallemand a des talents, l'écriture les laisse deviner mais elle ne les exprime pas. J'ajouterai qu'il dé­ploie dans ce livre un appareil (un sys­tème ?) de références qui évoque un monde dans lequel je n'arrive pas à me reconnaître. Lorsqu'elle émane d'un homme de pouvoir, je ne peux m'empêcher de ressentir cette vi­sion comme une sournoise menace. Et, quand je pense que beaucoup de ceux qui nous dirigent sont moins brillants que Lal­lemand, mon malaise devient total. Il y a certes de l'élégance à avouer ses li­mites ou ses incapacités mais il faut aussi veiller à ne pas prétendre puis décevoir. Que Roger Lallemand se rêve poète est tout le mal que je lui souhaite mais, en l'état ac­tuel, ses textes ne devraient pas quitter ses tiroirs.

« L'amour, écrit-il, est une affaire de style ». Et, en matière de style, on n'a jamais fini d'apprendre.

Jack Keguenne