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Critiques de livres


Laurent DE GRAEVE
Les orchidées du bel Edouard
Paris
Editions du Rocher
1996
252 p.

Solennités du désir

Comment esquiver l'air vicié du temps ? Comment fuir le monde à défaut de le changer ? Par quels biais et quels artifices s'extraire de la nasse du vulgaire contemporain ? Certains ro­mans tracent des pieds de nez à leur façon, exquise et gourmée, raide et empesée. Ils ont de l'ambition, voyez-vous : pour gagner d'emblée le classicisme, ils épousent ses pé­riodes et ses subjonctifs imparfaits, et trient avec soin les références qui habillent leurs décors. Tout comme Raymond Radiguet est un jeune auteur du dix-septième qui a écrit Le Bal du comte d'Orgel au vingtième, Lau­rent De Graeve a trempé sa plume dans l'encre des libertins du dix-huitième siècle pour rédiger son premier roman, Les orchi­dées du bel Edouard. Dans ce huis clos mon­dain affleurent d'ailleurs les traits de carac­tère et les scènes de genre attendus dans pareil jeu de l'amour et du désir : rouerie et feinte naïveté, sens du drame et art du men­songe ; confessions, duels et baisers qui fi­gurent autant de coups de théâtre voire de retournements de situation. Célibataire riche et oisif, Edouard a invité plusieurs amis et connaissances à un dîner, qu'il a préparé avec le soin dévolu aux œuvres d'art... ou aux meurtres. Répondent à l'appel William, pianiste talentueux qui fut son amant, Elisabeth une amie fidèle qui emmène avec elle Antoine, jeune homme de prime abord timide, ignorant du monde, et dont la beauté innocente et le charme pur ne pouvaient qu'enflammer le désir d'Edouard. Il ne manque qu'Hélène, qui a aimé cet hôte magnifique d'une passion hystérique et sans lendemain, et qui ne vient plus — dont l'in­vitation n'a d'autre but, justement, que de souligner l'absence pour mieux raviver les médisances. Jeté le coup de dés initial et campés les personnages, on suivra ces der­niers dans les jardins et les salons ; on les ac­compagnera à table ; un ballon de cognac chauffé dans la paume, on sera derrière eux dans le boudoir enfumé, dans la bibliothèque habitée d'ombres et dans la salle de bain. Dans ce cœur de la nuit où l'heure n'a plus d'importance, on sera perdu, pris au piège. On aura échoué à débusquer la vérité, à faire la part du vrai et du faux. Qui ment ? Qui aime ? Qui désire ? Et le jeu cruel dont on est le témoin attentif en vaut-il la peine ? S'avère-t-il si douloureux que l'on ne puisse faire marche arrière et tout recommencer ? Nous ne sommes pas chez Laclos, pas au dix-huitième ; la saillie et la gifle ont remplacé l'épée, et le pistolet n'est pas chargé. Quand le jour s'est levé sur le « Templion » d'Edouard, l'impression demeure que Lau­rent De Graeve ne nous a pas mené très loin, et que l'on s'est finalement saoulé de paroles pour un peu de fumée ou le parfum exaspé­rant de la futilité. Pour mettre en scène le décorum et les passes d'armes verbales de la soirée, le romancier a placé son écriture au diapason du raffinement des convives. Il at­teint une aisance dans l'apprêt, une facilité dans la préciosité qui transforme en morceau choisi presque chaque page de dialogues ou de monologue intérieur. Il n'évite pourtant pas tous les écueils. Dans les circonvolutions de ses analyses psychologiques, il ne peut ré­sister à des métaphores longuement filées, à des images trop belles. De brillant, son récit en devient clinquant, superficiellement chic. Pour ne s'être pas astreint à la sécheresse, l'écrivain a manqué la cruauté.

Laurent Robert