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Critiques de livres


Jacques DE DECKER
Les philosophes amateurs
Le Grand Miroir
2004
65 p.

Les ennemis de la certitude

Sur la couverture, au travers d'une brume londonienne, on distingue deux hommes dont les visages sont cachés par un chapeau au large bord. Ce pourrait être deux Alain Delon jumeaux. Ce sont Les philosophes amateurs, publié par Jacques de Decker. Le lecteur qui craindrait le vocabu­laire ésotérique de la philosophie sera vite rassuré : la langue est fluide et même pleine de charme. Les deux philosophes ne sont pas les tenants de deux écoles adverses, ils se­raient plutôt les deux moitiés d'un cerveau, l'un logique l'autre sentimental, qui, à la fin du livre, s'accorderont pour porter tous deux le même chapeau : ennemi de la certitude. Le premier chapitre accroche d'emblée par sa dissidence. René, l'un des demi-cerveaux, ta­quine l'autre moitié, Henri. Pourquoi garder dans ta bibliothèque tous ces Soljenitsyne ? Ce n'était pas un bon écrivain. Il fut promo­tionné, choyé, dans sa datcha nouvelle for­mule aux Etats Unis, et ce, pour cautionner son pays d'accueil, et ses « rapaces (...) avec leur conception instrumentale de l'homme considéré comme un consommateur ». Henri rétorque en défendant la dissidence de Soljenitsyne comme une vertu, une aspira­tion à la liberté. Mais l'autre ne se laisse pas abattre : je voudrais demander à ces tom­beurs du Stalinisme d'aller voir ce qui se passe depuis la bascule vers un régime qui se révèle l'antithèse de « la plus vaste entreprise d'utopie concrète que l'humanité ait jamais produite. (...) Cette bascule qui a conduit à la corruption, à l'aliénation matérialiste ». Toi ? Défenseur du communisme ?, s'ex­clame René. Non, répond Henri, mais je re­fuse que la contestation d'un régime doive aller jusqu'à l'exaltation de l'autre. Le débat conduira vers un consensus : l'intellectuel ne doit pas avoir de camp, parce qu'un camp li­mite la circulation de la pensée. La place manque pour analyser les autres chapitres, qui traitent avec la même verve iconoclaste la chute esthétique des deux tours de New York, le juge héros jeté de son piédestal dans le scandale bête et méchant de l'affaire Dutroux, les capacités démesu­rées de l'ordinateur, qui dépassent ce que peut absorber notre cerveau. La palme revient au chapitre intitulé L'ami disparu. Le résumer va le mutiler de sa poésie. Les deux philosophes se rendent dans un petit village perdu pour y assister aux funé­railles d'un jeune homme. Ils sont charmés par le site campagnard. La faute du défunt, dit l'un, c'est peut-être d'avoir quitté cet in­nocent paradis pour aller vivre selon les rites de la cité. Ne fut-il pas en cela un peu cou­pable de sa propre mort ? La maladie qu'il contracta n'est-elle pas une conséquence de son appétit de vivre, de son refus d'acquiescer aux rites du village ? La cérémonie funèbre, pudique et même muette à l'égard de la maladie qui emporta le jeune homme, met nos deux philosophes d'accord : ce hameau est un éteignoir. L'ami disparu s'était ouvert au monde « ne s'est préservé de rien, s'est mé­langé à son époque jusqu'à s'y perdre ». Seule cette allusion au préservatif révèle la maladie du jeune homme. Le mot de sida n'a pas été prononcé. Ici aussi, comme dans les exemples précédents, Jacques de Decker témoigne d'un anticonformisme bien rafraîchissant. Un livre à déposer dans la fusée que l'on enverrait vers d'autres planètes, pour y at­teindre d'autres êtres pensants ? Mais cela les dissuaderait peut-être de venir se mêler à notre « civilisation » ?

Lise Thiry