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Critiques de livres


Guy DENIS
Les Rédimés
Bernard Gilson Editeur
1999
176 p.

Après le monde bleu de l'enfance...

Avec Les Rédimés, Guy Denis nous plonge dans l'univers glauque d'une adolescence en Ardennes, au creux du cocon si peu douillet d'un collège catho­lique dans les années cinquante. Compte à rebours : il y a à peine un demi-siècle d'écart et nous avons l'impression d’être à des an­nées-lumière de ce qui fait notre monde au­jourd'hui. Ni jeux vidéos, ni centres sportifs, ni motos, ni musique, le téléphone et la télé­vision vécus comme des exceptions : com­bien d'adolescents d'aujourd'hui pourraient-ils imaginer le pauvre territoire d'un pensionnaire de douze ans dans un collège mi-caserne, mi-couvent de l'après-guerre ? Il pleut comme d'habitude. Les forêts et les bois noirs bleutés de l'Ardenne, les schistes gris comme le ciel invitent à la promenade mélancolique. Le petit garçon a douze ans, les yeux bleus, les cheveux blonds, le sourire aux lèvres, la bouche noire de myrtilles. Jusque là, il lisait Spirou et Tintin, buvait un bol d'Ovomaltine ou le bouillon de lé­gumes frais préparé par sa mère, il montait dans ses rêves les mustangs des Cheyennes et les éléphants des Rajahs.
Jusque là, il res­pirait les odeurs de feutre et de tissu de la chemiserie-chapellerie maternelle ou plon­geait dans les copeaux de l'atelier de son menuisier de père pour s'inventer une jun­gle hindoue. Il batifolait dans les ruines d'une petite ville frontalière dévastée par l'offensive Von Runstedt. Aujourdhui, le monde bleu de l'enfance bute, un soir de septembre, sur la décou­verte d'un univers masculin, rude et impi­toyable : il entre au collège. Un collège ca­tholique à la réputation solide, qui mène vers d'autres cieux. «Ici, on me décapitera puis on me remettra la tête à l'endroit. » Voici venir six années d'humanités bien peu nourrie d'humanité.
Certes, il ingurgite les auteurs grecs et latins à forte dose, l'algèbre, la poésie. Gezelle, Shakespeare, Molière, Shelley le mènent aux premiers livres de poche, à la littérature américaine dont il s'entiche et à la Nouvelle Vague. Il a dix-huit ans, il n'est pas beau, presque chauve déjà. Il n'est plus puceau et il veut devenir poète. Il a traversé six ans de rêve et de peurs, de tourments et de petits bon­heurs. Quelques jours à la mer du Nord, en Grèce ou à la montagne. La tentation de la folie. Il nous conte l'éveil fragile au monde des adultes, le suicide de Fred, du Pape, la mort, les morts, les tourments des couples et l'implacable cruauté dans la bouche des filles. Il a appris à survivre et s'est fait un ami, un vrai, Hermann. Les récits d'Hermann et les cours d'histoire le relient à des pans de réel. Hermann a une famille, des sœurs, des cousins, un père enrôlé de force dans l'armée allemande et devenu philo­sophe, une mère énorme, nantie d'un amant, qui vivent dans une ferme qui pue, tout un monde nature, envahissant. Les forces terriennes de la famille d'Hermann, fils des frontières à la langue pesante, contrebalancent les illusions éthérées de tant de jolis mots.
C'est l'âge des rêves et des amours, l'âge qui ne tolère ni trahison ni déception. Que faire, après avoir fermé les paupières d'Her­mann, de celui qui a désiré emplir ses yeux de lumière, définitivement, et s'est tué, comme Fred, cinq ans après, le jour de la remise des prix, à la naissance de l'été...

Nicole Widart