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Critiques de livres


Jacques DUBOIS
Les romanciers du réel de Balzac à Simenon
Le Seuil
coll. Points Essais
2000
358 p.

Au-delà du réel : la littérature

A la fin de son nouvel essai, Les ro­manciers du réel (paru dans la col­lection Points Essais série « Let­tres » qu'il dirige au Seuil), Jacques Dubois fait remarquer qu'à plusieurs reprises son livre aurait pu emprunter d'autres voies, s'ouvrir à d'autres interprétations, en fonc­tion de ce qu'il mettait au jour. Ce qui pourrait n'être qu'une coquetterie rhéto­rique chez certains de ses confrères se révèle ici le trait d'un intellectuel ouvert à l'altérité dont l'écriture et la pensée ne cherchent pas à écraser le lecteur ni à emprison­ner/anéantir/castrer l'objet de son étude. On pourra écrire d'autres choses après lui sur la littérature (du réel). Ce n'est pas Sartre brisant Genêt à trop vouloir l'expli­quer. On est loin également de la parole destructrice, dictatoriale de la modernité, de ses prises de pouvoir parfois terroristes. Jacques Dubois ne fait table rase de rien, il glane ici et là les éléments de réflexion qui l'aideront à construire les outils théoriques nécessaires pour aborder cette étude compa­rative sur le roman du réel, sur « la filiation qu'il fallait établir » dans ce genre. Cet état d'esprit est déjà inscrit dans le titre de l'ouvrage. En choisissant d'abandonner l'ancienne dénomination de « réaliste », en la transformant en « du réel », il déjoue « l'effet idéologique que produit un terme qui a trop servi et instaure un rapport moins connoté de la fiction à son objet » et se donne la liberté d'établir une autre filia­tion que celle de l'histoire officielle (donc figée) de la littérature. Ainsi Proust peut-il être à la fois un des grands romanciers du réel et celui qui à ouvert la voie à des auteur(e)s comme Nathalie Sarraute ou Clau­de Simon.

Au cours de quelque 350 pages d'une clarté et d'une limpidité exemplaires, Jacques Du­bois analyse ce qu'est un roman du réel. Il en montre les richesses, les principes, ce qui échappe à l'auteur, au genre (la présence du désir). Il le redonne à lire après cette ère du soupçon littéraire qui avait montré l'illu­sion, l'artifice sur lesquels s'étaient fondés les écrivains pour nous faire croire que la réalité incluse dans leurs textes était la réa­lité vraie, concrète.

En synthétisant les propos de Jacques Du­bois, en réutilisant à peu près ses mots, on peut dire — entre autres — que le roman du réel dissèque les rouages et les méca­nismes sociaux, qu'il propose un déchiffre­ment de la société tout en inventant des univers fictifs, en présentant des destins in­dividuels. D'où la notion de socialité que l'auteur préfère à celle de réalité. Balzac se­rait le premier romancier important du genre tandis que Céline et Simenon y met­tront fin, l'un en le pratiquant avec excès (Céline) et l'autre de façon minimaliste (Si­menon). A ces romanciers limitrophes, Jacques Dubois associe cinq autres grands écrivains (Stendhal, Flaubert, Zola, Maupassant, Proust). Il n'a de cesse de les com­parer, les rapprocher, les différencier — la catégorie roman du réel génère des perspec­tives de filiation originale. Maupassant, par exemple, s'il est l'héritier de Flaubert et de Zola, « assure la transition du naturalisme à un réalisme subjectif mettant l'accent sur la manière dont une conscience individuelle s'assimile le monde et les autres ». Après lui peuvent arriver Proust et ses successeurs. Dans une première section, il étudie le roman du réel dans plusieurs de ses perspec­tives (comme roman social, total...), il en donne les principales caractéristiques (ob­session des détails, la métonymie comme figure de style typique, le rapport à l'His­toire...). Dans la deuxième partie il consacre un chapitre à chacun des roman­ciers, en approfondissant, particularisant ce qu'il a déjà mis au jour. Il s'attache notam­ment aux principes fondateurs de l'œuvre ainsi qu'à la sociologie que mettent en place les différents écrivains. Les lecteurs habituels de Jacques Dubois ne seront pas surpris par cet essai qui aborde quelques-uns des auteurs qu'il a déjà étu­diés, qui recoupe la sociologie littéraire qu'il a pratiquée par ailleurs. On n'y retrouve peut-être pas toute l'élégance d'écriture de son Pour Albertine, ce livre qui relisait Proust par le biais de la féminité, mais les vi­sées de l'étude ne sont pas les mêmes. Plus scolaire, cet ouvrage devrait aider les étu­diants, leurs professeurs et tous les lecteurs à revoir (pour mieux la comprendre) l'histoire littéraire en dehors des clichés habituels.

Michel Zumkir