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Critiques de livres


Dominique ROLIN
Lettre à Lise
Gallimard
2003
109 p.

La zone voluptueuse du temps qui ne passe pas

Loin d'être l'ultime message d'une vieille dame qui jouerait à la grand-mère, Lettre à Lise, le nouveau livre de Dominique Rolin n'est qu'une autre occa­sion de défier le temps en l'affrontant avec rire et colère. La destinataire de cette « fausse lettre qui serait aussi un petit roman » est donc Lise, la petite-fille. Nous voici au cœur de cette lignée de femmes que l'auteur de L'infini chez soi a si souvent évoquée. Réécri­vant sans cesse, sous une grande variété de titres, son roman familial, voici longtemps qu'elle interroge « l'interminable enchaîne­ment de tous les regards de mères lancés aux filles ». Ces vains regards « chatoyant de dé­sirs, de besoins », ces regards « enfilés les uns aux autres » traversent la génération des mères que Rolin fait communiquer entre elles et qu'elle rappelle du passé le plus loin­tain, puisque « venant ainsi du fond des âges, descend le mystérieux serpent vaginé ». Écrire à Lise, la petite-fille, elle-même mère de Dounia et Cléa, c'est volontairement pas­ser un maillon de la chaîne. Dominique Rolin parle peu et peut-être difficilement de Ma-Ta, sa fille. Elle avoue, dans Dulle Griet (1977), qu'elles se regardent « comme deux dolmens dressés aux bouts opposés d'une prairie », et que, à la manière des « insectes à dure carapace », elles se frôlent sans vraiment se connaître : « Nos intimes petites sciences de L’autre demeuraient fortuites, inquiètes, sourdes, prudentes, méfiantes, intermit­tentes, volées au tout inconnu dont nous ne voulions rien savoir. » Situation qu'illustre une version plus romanesque dans Deux femmes un soir (1992).

Dans le présent volume, que Rolin appelle roman comme elle fait de toutes les tranches de sa vie qu'elle débite inlassablement, « rageusement » dit-elle, elle entreprend d'évoquer le rapport singulier qui unit ces deux femmes « issues d'un seul corps de fa­mille ». Rapport en miroir et si fusionnel que Dominique s'arroge tout naturellement le droit de parler pour deux et en « nous », et ose, supprimant délibérément tout écart imposé par le temps, définir leur proximité dans l'existence « comme deux sœurs ju­melles un peu décalées ». Elles ont en com­mun le rire, par exemple, « un beau rire de gorge ». Ce rire qui est un berceau, un ba­teau d'exploration lointaine. Ce rire qui agit comme un alcool, une drogue, un ou­ragan et les élève au niveau d'un orgasme ou d'une résurrection. Le passage d'un siècle à l'autre sert aussi la logique de leur entente. L'une appartient plutôt au XXe et l'autre connaîtra une bonne partie du sui­vant, mais c'est ensemble qu'elles auront connu le passage « sulfureux » de l'un à l'autre.

Évidemment, c'est d'elle-même que Domi­nique Rolin va écrire le plus, mais c'est à Lise qu'elle entend confier ses expériences, sa fragilisation présente, l'indéfectibilité de sa passion pour Jim, l'absolu de son bon­heur avec lui, ses pensées les plus fantai­sistes et surtout cette force qu'elle a de tenir tête au temps et de vivre en toute gourman­dise. Enfin, c'est à Lise qu'elle destine son « présent définitif » et les impromptus poé­tiques qui scandent d'un éclair le tout-venant du discours anecdotique et familier. Voilà bien l'essentiel de ce message : une écriture jubilatoire qui ne rompra jamais avec le plaisir.

Jeannine Paque