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Critiques de livres


Daniel DE BRUYCKER
Lettres de Treste
Arles
Actes Sud
2004
267 p.

Ecrit du néant

Les romans de Daniel De Bruycker se donnent pour échappés du néant. Leur narrateur est un absent, dont le message — l'ultime trace — est miraculeu­sement parvenu à un destinataire lui-même improbable. Il peut être mort, comme l'ar­chéologue russe de Silex, ou irradié, in­connu, disparu — et bientôt mort sans doute, lui aussi — comme le chroniqueur-poète de l'après bombe atomique dans Eitô (lampe d'ombre). Il pourrait venir d'un pays inconcevable, dont les structures et les aberrations sont à la fois étranges et familières, où tout semble étonnamment proche et lointain. Il rendrait compte du quotidien dans une de ces Syldavie ou Sodrovno-Voldachie dont le monde et l'Histoire sont pleins.

Dans Lettres de Treste, un jeune garçon dé­crit sa vie monotone à Treste, capitale de la Trestagne, où cohabitaient naguère en bonne intelligence deux communautés, les Zelbes et les Trestovars. Pour une raison que l'enfant ignore — ou qu'il n'a pas com­prise —, les Zelbes ont dû fuir ou se cacher, et sa famille, qui est zelbe, s'est réfugiée dans la cave de l'immeuble dont elle occupait, au­paravant, un étage. C'est de cet espace confiné que le narrateur, Dizoût, fait parve­nir ses lettres à une correspondante pari­sienne. Peu à peu, il recrée à son intention un univers, non tel qu'il est mais tel qu'il le perçoit, tel que sa candeur juvénile lui per­met de l'appréhender. De fait, il ne prend rien au tragique, n'a pas l'air de considérer son enfance enfermée comme un calvaire. Il regarde tout avec une espèce de naïveté iro­nique, qui incite à penser que la réalité doit s'avérer infiniment plus douloureuse, plus oppressante. Cependant, Lettres de Treste n'est nullement une fiction politique qui transposerait littéralement une situation connue, clairement identifiable. Treste fonc­tionne plutôt comme un symbole polysé­mique, dont les composantes évoqueraient des lieux divers à différents moments de l'Histoire. C'est une ville coupée en deux par un mur, où coule une rivière, « la Saine », « enterrée sous des voûtes et affectée au seul service de collecter les eaux usées de la ville qui s'étale par-dessus, ayant presque tout ou­blié de l'ancien tracé de sa rivière ». C'est une ville repliée sur elle-même, où l'on circule peu et d'où l'on ne part pas. Sa devise est d'ailleurs « A Treste, on reste ». Les Tresto­vars — ou Trestans ou Trestois, Dizoût ne sait plus trop — y ont « une brique dans le ventre » et parlent un dialecte âpre, dé­pourvu de voyelles, quand celui des Zelbes est chantant « on entendrait presque ga­zouiller les oiseaux ». Quant à savoir ce qui, hormis la langue, différencie Trestans et Zelbes, le narrateur est incapable de le préci­ser, et les hypothèses émises par son entou­rage ne le satisfont pas : « Selon certains Trèstans, les Zelbes font des Zelbes, tout comme chez eux ; selon d'autres ils font des histoires, comme les livres, et selon d'autres encore des sous (si les sous sont ce que je pense, alors c'est une remarque un peu cruelle). » Qu'à l'héré­dité irréductible s'ajoute l'idée qu'un peuple fasse des histoires et fasse des sous, c'est toute l'histoire des racismes et des exclusions qui se voit résumée, comme en passant. Mais encore une fois, le propos de Daniel De Bruycker me paraît moins politique que philosophique ou moral. Où commence la vie acceptable, et où la barbarie ? En quoi le voisin est-il différent de ce que je suis ? Et s'il est différent, la différence n'est-elle pas aussi une manière de point commun ? Du reste, la différence existe-t-elle ? Et la frontière ? Et la limite ? Quand cesse-t-on d'être à Treste et quand est-on ailleurs ? Est-il tel­lement absurde de se prénommer en fonc­tion de la date de sa naissance, comme il fut d'usage pour les Dizoût, Novoût, Vintavrile, jeudisette qui peuplent les Lettres de Treste ? Telles sont, parmi beaucoup d'autres, cer­taines questions que pose un texte qui ne surprendra et charmera pas moins que les précédentes constructions romanesques de l'auteur. Il ne s'y trouve aucune des péripé­ties qui émaillent généralement la banalité narrative — ni amourette, ni rupture, ni menues tribulations sexuelles ; mais un monde s'est érigé, frère bâtard à peine outré du nôtre.

Laurent Robert