A l'ombre de la peste brune
Le titre d'un récent numéro hors-série de la revue Textyles est marqué au coin de l'ironie : pour une grande part en effet, Leurs occupations entreprend de passer au crible de la critique historique et scientifique les entreprises de ceux qui ont participé à la vie littéraire en Belgique occupée, de 1940 à 1944. Cet ouvrage collectif reproduit les actes d'un colloque qui s'est déroulé en 1995, à Bruxelles. Leurs occupations mesure aussi l'impact des hostilités sur le théâtre (relativement épargné), la réaction des coloniaux restés en Afrique et les retombées de cette période au cours de l'après-guerre où l'on vit, selon Marc Quaghebeur, « le triomphe officiel de l'esthétique néoclassique ». Pour ce qui relève de la collaboration proprement dite, il ne s'agit pas de rouvrir les listes de proscription depuis longtemps établies. Certes les collabos les plus zélés sont cités, mais pas tous. Et quand les auteurs analysent les chemins qu'a pris l'intelligence avec l'ennemi, c'est notamment par la description détaillée des nouveaux organes de presse, des nouvelles maisons d'édition plus ou moins à la botte de l'occupant, parmi lesquelles, du côté francophone, les éditions de la Toison d'Or, fondées en 1941. Les explications données par Michel B. Fincœur concernant le choix d'une telle enseigne ne nous satisfont pourtant qu'à moitié. Il faut en effet se rappeler que l'Ordre de la Toison d'Or avait été institué par Philippe le Bon (qui n'a rien d'un « prince français ») et que l'un des plans de Léon Degrelle a été d'élargir les frontières de la Belgique à celles de l'ancien duché de Bourgogne. Dès lors, rien d'étonnant à ce qu'un éditeur de la collaboration prît les atours symboliques d'un pays qui, par le passé, fut bien... « réel ».
En revanche, une des garanties d'objectivité quant à l'ensemble qui nous est proposé réside dans le fait que les auteurs appartiennent aux deux principales communautés culturelles belges, sans distinction d'ordre philosophique ou religieux. Mais les coups de sonde dans les articulations du discours pronazi sont plus nombreux sous la signature des chercheurs flamands, alors que, du côté francophone, l'analyse de l'occupation et de ses conséquences se fait plus historique, politique et sociologique. Si cet ouvrage décrit les deux attitudes classiques rencontrées sous l'occupation — la collaboration et la résistance, il rend aussi compte d'une « variante » peu étudiée, quoique fort répandue en Belgique : l'accommodation. La différence est nette par comparaison avec les Pays-Bas où la résistance des intellectuels fut beaucoup plus aiguë et où l'on vit l'émergence d'une littérature clandestine.
On s'aperçoit également que c'est dans la mesure même où le dénominateur commun des différentes études présentées est l'approche scientifique, que ce livre se démarque le plus sûrement des idéologies de l'ordre nouveau : là où l'analyse objective dissocie les éléments soumis à l'examen, les doctrines anti-démocratiques pratiquent l'amalgame. Et c'est bien cela qui caractérise le nazisme, cette compulsion fusionnelle dont on sait que dans les affects aussi — comme l'a montré la psychanalyse — elle mène droit à la mort. Cet impératif fusionnel se trouve exprimé sous la plume des laudateurs les plus acharnés du système hitlérien selon lesquels on traversait « une époque où toutes les valeurs [étaient] jetées dans le creuset. » Certaines paroles du même tonneau concernant « le but d'une œuvre d'art [qui] n'est pas de professer une vision du monde » coïncident avec l'utilisation que Gœbbels prescrivait au langage, à savoir qu'il ne s'en servait pas pour « dire quelque chose » mais bien pour « produire un effet ». De fait. Sur quoi sont venus se greffer le primat de la « nature » sur la culture, la rhétorique « Blut und Boden » où le sang et le sol se trouvaient mêlés dans une quête délirante de la pureté tellement virulente qu'elle n'a pas volé son nom de « peste brune ».
Philippe Dewolf
Leurs Occupations — L'impact de la Seconde Guerre mondiale en Belgique (études réunies par P. Aron, P. De Geest, P. Halen et A. Vanden Braembussche). Bruxelles, Textyles-CRESHSGM, 1997