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Critiques de livres

Françoise Levie
L'homme qui voulait classer le monde
Bruxelles
Éd. Les Impressions nouvelles
coll. Réflexions faites
351 p.

Tout le savoir du monde
par Thierry Horguelin
Le Carnet et les Instants n° 146

Internationaliste par conviction et bibliographe par passion, telle fut la singularité de Paul Otlet (1868-1944), qui voulut mettre la science du classement au service de la paix. La biographie que lui consacre Françoise Levie, dans le prolongement d'un film documentaire réalisé en 2002, fait revivre un personnage digne de Borges et de Jules Verne réunis, une sorte de professeur Aronnax qui aurait entrepris de dresser le catalogue de la bibliothèque de Babel.

Pour le grand pionnier des sciences de l'information que fut Otlet, créer les outils permettant de parvenir à une synthèse universelle du savoir, c'était favoriser une meilleure compréhension entre les peuples, et par là même œuvrer à la concorde mondiale. C'est dans cet esprit qu'avec Oscar Lafontaine, l'ami de toujours, il fonde en 1895 l'Office international de bibliographie et met au point le système de classification décimale universelle (CDU), toujours en usage dans les bibliothèques du monde entier. Mais le penseur progressiste animé d'un idéal pacifiste (dès avant la fin de la première guerre mondiale, il œuvre à la création de la Société des Nations) se double d'un utopiste à l'ambition totalisante, dont le titre d'un de ses essais (Monde : essai d'universalisme) situe la démesure. Ainsi le voit-on mettre en chantier rien de moins qu'un répertoire bibliographique universel, inventoriant la totalité des ouvrages parus dans le monde entier à toutes les époques; entreprise insensée qui comptera jusqu'à douze millions de fiches! Otlet amasse en outre une documentation colossale, rassemblée au Musée du Cinquantenaire sous le nom de Palais mondial. Tout à la fois musée, centre d'études et de congrès, organe de coopération internationale, tel se présente ce temple du savoir et de la science dans l'esprit de son fondateur. Mais toujours plus n'est jamais assez, et bientôt germe le rêve d'une Cité mondiale dédiée à la connaissance, la fraternité et la paix.

L'utopie ne tarde pas à se heurter au réel. Un tournant semble atteint après la première guerre, lorsque Genève est choisie, plutôt que Bruxelles, comme siège de la Société des Nations. Dès lors, le bibliographe, de plus en plus considéré comme un dangereux illuminé, affronte le désintérêt, l'hostilité puis l'obstruction des pouvoirs publics. Le Palais Mondial est fermé d'autorité après diverses vexations, et ses collections prennent le chemin d'une longue errance. De manière caractéristique, Otlet réagit aux obstacles qui se dressent sur sa route par une fuite en avant, qui finit par le rendre aveugle aux réalités du monde extérieur. Le grand dessein vire à l'obsession monomane, et c'est un vieil homme pathétique qui écrit sans distinction à tous les dirigeants du monde (Churchill, le pape, Mussolini, Hitler…) pour les supplier d'accueillir sa Cité mondiale.

S'appuyant sur les archives personnelles d'Otlet conservées dans des centaines de boîtes au Mundaneum – un incroyable amoncellement de documents hétéroclites, car cet homme atteint dès l'enfance du virus de la collection semblait incapable de jeter le moindre morceau de papier –, Françoise Levie fait revivre une personnalité attachante, avec ses blessures secrètes (la perte de son fils durant la première guerre), ses moments d'abattement et de dépression, rançons d'une capacité de travail peu commune, ses élans passionnels inattendus lorsqu'il s'éprend de celle qui deviendra sa seconde épouse.

Au bout du compte, Otlet apparaît comme un homme né à la fois trop tôt et trop tard, et c'est ce qui fait la grandeur et le pathétique de sa destinée. Son projet d'unification du savoir, prolongeant un siècle de positivisme, apparaît déjà daté au moment où il le formule, alors que la chose imprimée connaît un développement exponentiel. Cependant, Otlet se montre incroyablement attentif aux techniques modernes, du microfilm au cinéma, sans oublier la télévision balbutiante dont il pressent l'impact dès les années 1930; et c'est à Le Corbusier qu'il confie le soin de dessiner les plans de son second projet de Cité mondiale. Mais surtout, les pages les plus étonnantes de son fameux Traité de documentation (1934), où il envisage la bibliothèque de l'avenir, organisée en réseau virtuel et consultable à distance via un écran et une ligne téléphonique, en font l'un des précurseurs conceptuels d'internet. C'est la conclusion inattendue d'une aventure hors du commun, et comme une revanche posthume, après tant d'aléas, de l'imagination visionnaire.