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Critiques de livres


Pierre TREFOIS
L'Histoire Centrale suivi de Noir, ad libitum.
Bruxelles, Editions du Snark
collection « Prismes »
1992
101 p.

La Subversion des images

Aujourd'hui que se votent des Ré­formes institutionnelles impor­tantes pour l'avenir du pays, les re­présentations culturelles de la Belgique francophone paraissent plus floues que ja­mais. Quand la France républicaine perçoit dans la commémoration l'occasion d'alibis artistiques, voire d'une pratique politique à part entière, il n'est, à nos yeux, pas de lieu de l'histoire, pas de héros ni d'artiste — sur­tout pas — auxquels vouer hic et nunc telle célébration, ni accorder tel culte laïque. Dans l'édification des mythes identitaires, prévaut depuis longtemps le régime des né­gations et de l'absence. L'art comme la litté­rature se doivent d'émerger par défaut, dans les marges de l'institution. Car tout est ir­réel ici. Tout est réel qui existe dans sa vi­sion défigurée, dans sa transgression lu­dique. Et le mode d'expression adéquat naîtrait de la subversion des images telle qu'elle fut initiée naguère par Paul Nougé : de photographies banales, un aphorisme in­cisif suffit à déstabiliser le sens. Est-il éton­nant, dès lors, que nos représentations les moins discutées tiennent encore à une peinture de Magritte ou à un dessin de Hergé ? La facture classique permet d'autant mieux aux créateurs d'atteindre au rêve : de mar­cher sur la lune ou d'affirmer, péremptoire, que n'est pas une pipe ce qui, à même la toile, en présente les apparences. Tout est tricherie ici, tout est mensonge ; et l'art ac­complit son rôle de délateur des illusions du langage et des chausse-trapes du réel. En dernière instance, la popularité de ces artistes ne repose-t-elle pas, à son heure, sur une illusion d'un genre différent, sur un in­croyable malentendu ? Ne mérite-t-elle pas sa part de démystification, dans des récits où peintre et dessinateur se verraient débus­qués, mauvais pitres d'une scène où tout et tous se jouent, désormais, d'eux ? Dans Le nègre, Philippe Blasband donne la parole à Acher, cynique dessinateur de Houpette et chef de file de l'école de la Ligne Pure. Dans une ultime confession écrite, le cartooniste révèle l'insigne bassesse de sa vie : jusqu'à l'épuisement, il exploita le génie d'un nègre — en tous sens du terme — ; et son œuvre n'était finalement que supercherie.

Avec L'Histoire Centrale, longue nouvelle de Pierre Trefois, c'est le petit monde des ama­teurs d'art qui se trouve en question. Par snobisme ou affectation, des professeurs d'ennui, des banquiers-mécènes possèdent des toiles de Miget, peintre qui recèle avec Magritte plus d'un trait commun. Trois amis décident de subtiliser certaines toiles et de les remplacer par une excellente copie. Triomphe donc, à nouveau, l'empire du faux, dans une œuvrette aux multiples effets de réalité et à la conclusion, malheureuse­ment, caduque.

Dans L'Histoire Centrale comme dans les récits de Noir, ad libitum, l'auteur offre un singulier miroir de la Belgique contemporaine, avec ses idéalistes et ses petits chefs — et les contradictions de chacun —, avec ses érudits provinciaux et ses bourgeoises déçues — et la vie morne qu'ils partagent. Pierre Trefois n'évite pourtant pas l'écueil de la littérature à clefs. Au fil des anecdotes croît le sentiment d'assister à un ballet étrange et mesquin, dont la finalité se perd dans les coups de gueule et de griffe de l'écrivain. Ainsi peut-il sembler judicieux de tirer de l'oubli Sophie Podolski, auteur dé­rangeant du Pays où tout est permis, mais il n'est pas certain que l'allusion soit claire pour tous. De même, maints emportements contre « les spots de la médiocrité mar­chande » ou certain « collabo de la première heure » peuvent attirer la sympathie : ils procèdent de l'éditorial ou du billet d'hu­meur — mais fort peu de la création roma­nesque.

Il est un autre moyen de subvenir le réel que celui de la critique surréaliste. Il naît de la constitution d'un espace mythique où le sujet peut s'enfouir, égarer sa conscience pour retrouver le savoir — la saveur — d'un bonheur ancien. Il y eut jadis Bruges-la-morte, ville-fantasme par excellence ; c'est désormais Fumes qui, sous la plume de Thierry-Pierre, s'érige en lieu de quête et de perdition. Pour déjouer le labyrinthe inex­tricable des rues de la cité flamande, le nar­rateur de Fumes et la montgolfière doit se soumettre à une patiente initiation. Il doit rencontrer une énigmatique jeune femme — sans nom, muette et pure — qui guidera ses pas pour, enfin, quitter la ville en montgol­fière. C'est alors, seulement, que le monde est livré à l'intelligence de l'homme : Autour de l'axe double formé par le beffroi et la flèche de la cathédrale se trouvait groupée mie structure complexe, certes, mais si cohé­rente, vue de haut, qu'elle paraissait presque évidente. Comment avais-je pu m'y égarer ? Elle était à l'image d'un système galactique, ou de n 'importe quel corps organique. Nous n 'avons pas de prise sur notre destinée, me dis-je, car nous manquons d'une vision glo­bale qui assure le lien avec l'ensemble des données qui composent le sens de l'univers. Maniant les nuances et les raffinements de la langue classique, Thierry-Pierre ébauche les étapes d'une envoûtante recherche, où rivalisent érotisme et onirisme. Aussi faut-il souligner que la parole ciselée de son conte poétique vient au jour grâce aux efforts d'une jeune maison bruxelloise, les Editions du Snark.

Laurent ROBERT

THIERRY-PIERRE, Fumes et la montgolfière. Bruxelles, Editions du Snark, collection « Prismes », 1992.