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Critiques de livres


Philippe LEKEUCHE
L'Homme traversé.
Sonnets de la passion
Cadex Editions
2003
78 p.

A la gloire de la poésie

Né à Tournai en 1954, Philippe Lekeuche est l'auteur d'une œuvre poé­tique ambitieuse et variée. L'Homme traversé, paru cette année chez Cadex Édi­tions, est son neuvième recueil, les précé­dents ayant été publiés dans la même maison d'édition française ou à Bruxelles aux Éperonniers.

S'il fallait définir d'un trait l'ensemble de cette production, je dirais que son principe consiste à jouer d'une part avec les limites de la poésie et, d'autre part, avec les limites de la modernité.

Limites de la poésie : certains textes, par exemple, dans L'État rebelle (Les Éperonniers, 1998), ressemblent à de la prose et n'ont pas peur d'ébaucher un récit. Limites de la modernité : lorsqu'il aborde des thématiques telles que l'amour, la mort, la souffrance, Lekeuche retrouve parfois des accents romantiques, surtout dans ses pre­miers textes (ainsi, en 1988, Si je vis conte­nait des vers comme : « mais le malheur / plus beau que jamais nous était fidèle / ne nous trahissait plus »). Cette transgression en direction du passé est parfois thématisée par le poème. Dans L'existence poétique (1995), Lekeuche s'écrie : « je suspecte les chants qui trop s'envolent », ce qui ne l'em­pêche pas de s'envoler aussitôt en décla­rant : « J'ai avec moi mon abîme, / Lui me soutient, / II est ma profondeur. / II recèle de moi celui que je refuse. / Surmonter l'être-seul : voilà sa parole »... comme si le poète nous prévenait par antiphrase de l'en­volée lyrique qui suit.

Peut-être pourrait-on émettre l'hypothèse suivante : Philippe Lekeuche ne joue jamais avec les deux limites en même temps. Ses textes les plus prosaïques quant à leur forme seraient indéniablement modernes dans leur propos, tandis que les poèmes identifiables comme tels (ils obéissent en général à ce que Jacques Roubaud appelle le « vers libre standard ») paraissent souvent moins « modernement corrects » dans leur thématique. Cette hypothèse demande une vérification attentive, qui excède bien entendu le cadre de ce compte rendu.

Toujours est-il que L'Homme traversé s'in­sère parfaitement dans la perspective décrite ici. Cette fois, il n'est plus question de vers libres standards : Lekeuche « trahit » la mo­dernité de manière formelle en se pliant, avec une jubilation évidente et avec brio, aux règles strictes du sonnet et, fait aggra­vant, à celles de l'alexandrin le plus pur. Et pourtant, le retour à la tradition ne l'em­pêche pas de rester moderne à plus d'un égard, ne fût-ce que parce que le sens ne s'y donne pas toujours d'emblée. Bien entendu, Lekeuche n'est pas le premier à pratiquer ainsi la régularité de façon nou­velle, sans céder pour autant à une pulsion réactionnaire : Robert Desnos, Jacques Réda, William Cliff et quelques autres le précèdent dans cette voie. Mais Philippe Lekeuche pra­tique ici le sonnet de manière très person­nelle. Et, une nouvelle fois, il commente sa démarche, notamment au moyen de réfé­rences transparentes (« Ecoute-moi, dou­leur ») à l'un des maîtres français du sonnet (auquel un poème est d'ailleurs dédié) ou en utilisant une vieille graphie (« poésie », « poëme »).

Le commentaire du texte par le texte ne se limite pas à des clins d'yeux intertextuels, car la poésie constitue l'un des thèmes prin­cipaux du recueil. En effet, s'il est question ici de passion et si ces sonnets sont d'abord des poèmes amoureux, l'amour se présente sous une forme tellement spirituelle que, par le biais d'une correspondance, le poète ne s'adresse bientôt plus à une personne mais à la poésie elle-même : « Eclairé par la grâce irradiant de tes vers » ; « Viens, poëme, ô luis, soleil de l'origine ! » Dans la foulée d'une seconde correspon­dance, avec le sacré celle-là, la poésie acquiert une portée mystique. Elle est non seulement ce qui sauve mais ce qui définit l'être : « S'il n'y a pas la Poésie, il n'y a rien, / Nous vi­vrions comme les humains sur les caveaux, / Mangeant nos morts, jetant les nouveau-nés aux chiens !» ; « je nais du poëme » ; « Ta poésie a sauvé Dieu, l'Amour unique. » Paradoxalement, dans ce contexte, le sonnet ne représente nullement le passé : « Qu'à l'avenir vienne un sonnet par son action / Trancher dans la nocturne épaisseur de ma fuite ». Et cet avenir du sonnet ressemble à une promesse d'apaisement : « Obscuré­ment parfois je sens que le sonnet / — Par delà ma montagne assise sur les affres / Au ciel où les démons jouisseurs me bala­frent — / S'élève avec sa force et sa séré­nité. »

Le recueil parle donc de poésie, mais aussi de lui-même, en définissant l'effet provoqué par l'écriture. Et c'est grâce à sa spéculante (ce regard porté sur son propre fonctionne­ment) que L'Homme traversé est un livre tout à fait moderne.

Laurent Demoulin