pdl

Critiques de livres


L'humanité de l'homme
sous la direction de Jacques SOJCHER
Paris
Cercle d'Art
2001
176 p.

Quelques histoires d'humanités

Jacques Sojcher propose ici un livre col­lectif, qui pose à travers dix-neuf voix invitées la question infinie de l'avène­ment de l'homme à l'humanité. Des philo­sophes, des écrivains, des peintres, une his­torienne, un psychanalyste, un théologien, un anthropologue, un biologiste, un généti­cien, un cinéaste, un poète, proposent cha­cun leur « fiction de l'homme ». Sous forme d'entretiens ou de textes, ils déploient, en questionnements plus qu'en affirmations, leurs réflexions sur les événements qui, pour eux, ont marqué une métamorphose de l'humanité, l'apparition de nouvelles struc­tures, de faits de civilisation. Ce chœur de voix différentes mais non disso­nantes s'ouvre et se clôt assez justement sur des entretiens avec le Prix Nobel de chimie Ilya Prigogine, lui qui souligne l'unité entre la création scientifique et la création artis­tique, et pour qui, comme « le symbole de la science classique était l'horloge, le symbole de la science actuelle serait l'œuvre d'art ». Pour lui, le facteur essentiel de l'humanisation se­rait peut-être la conscience de l'incertain, sans lequel la vie ne peut se concevoir, et de là, la prise de conscience du futur et donc la ren­contre avec la mort et le transcendant. « L'origine de l'art, de la littérature, est à ce prix ». L'humanisation de l'homme n'est pas finie : même si, dans l'histoire du monde oc­cidental, se note une diminution des inégali­tés, de l'eurocentrisme, il reste à réaliser « le passage d'une culture de guerre à une culture de paix ». Optimiste — peut-être parce qu'il mise sur l'incertain... — il dit faire confiance aux générations à venir : « J'ai vu les dicta­tures du XXe siècle naître et disparaître ». Passionnante, l'histoire que nous raconte Edgar Morin, de la pluralité des naissances de l'homme, processus de plus de six mil­lions d'années, à la fois discontinu et continu puisqu'il se lit à chaque fois dans une acqui­sition nouvelle. Du bipédisme et de la manuellisation, à la domestication du feu et à l'apparition du langage à double articula­tion ; l'arrivée de la conscience de soi à tra­vers une attitude mythologique envers la mort, une croyance en l'au-delà ; l'apparition de nouvelles structures de sociétés et la for­mation des Etats Nations avec leur mythe, « paternel et maternel concrétisé dans l'idée de patrie ». Puis la gestation d'une nouvelle naissance de l'humanité, qui commence avec l'ère planétaire où « toutes les parties du globe se trouvent en intercommunication ».

II lui manque cependant toujours le ciment de la « terre-patrie », c'est-à-dire la « prise de conscience que dans l'époque actuelle l'hu­manité dans son ensemble vit une commu­nauté de destin puisqu'elle connaît les mêmes problèmes fondamentaux de vie ou de mort ». Pour Morin, l'aventure humaine est inconnue et, comme Prigogine, il sou­tient qu'il faut « avoir en tête que l'imprévu arrive souvent ». La relation à l'Autre est citée comme condi­tion essentielle de l'humanisation par plu­sieurs des intervenants. Le généticien Axel Kahn voit dans l'humanisation « l'accultura­tion d'un homme interagissant avec d'autres au sein d'une culture humaine, phénomène indispensable à la mise en place de l'éventail de capacités mentales propres à notre espèce ». Pour lui, le combat pour l'univer­salisation du sentiment de la solidarité avec l'Autre reste déterminant de la condition humaine. La barbarie, nazie par exemple, ne nie pas l'altérité, elle la limite aux membres du groupe, elle refuse son universalité. Il est une phrase qu'Albert Jacquard aime bien répéter : « Je suis les liens que je tisse. » L'événement qui a fait que l'homme s'est sé­paré de l'animalité est la prise de conscience de soi, qui vient de la rencontre des autres. Et c'est dans la mise en commun qu'est l'originalité de l'homme. Assemblage qui fait apparaître, dit-il en citant Prigogine, dé­cidément lien, une nouvelle réalité, et non une simple addition. Pour lui, nous en sommes au début de l'humanisation. L'hu­main doit encore être éduqué à la liberté par la rencontre avec l'homme et non avec Dieu. Et que sur toutes les écoles soit inscrit « Ici on apprend l'art de la rencontre » ! La violence et le mal, consubstantiels de l'hu­manité chez le philosophe Luc Ferry et le peintre Cueco, notamment. Pour Ferry, l'être humain est le seul « qui ait véritablement d'emblée inscrit en lui la possibilité du mal radical, du mal absolu (...) d'une liberté qui vise le mal comme projet (...) l'être humain est le seul être d'antinature, sa nature est de ne pas avoir de nature... ». Face à l'horreur, l'expression « la bête a repris le dessus » ne peut donc être que niaise ! L'intervention de Cueco, surprenante et réjouissante parmi cer­taines autres riches mais parfois un peu lourdes, donne d'emblée le ton. « Cela a commencé par une volée d'animalcules na­geant dans une purée translucide, bestioles animées par une course cruelle, jouant à qui tuerait l'autre pour parvenir le premier à l'œuf, à l'ovule où ce micro-têtard va jouir à son tour, redoublant la volonté du père. Cha­cun de nous, déjà salaud, est issu de cette compétition athlétique sauvage. (...) Étrange commencement que cet acte fondateur. » Tous seraient évidemment à citer dans ce voyage du passé et du devenir de l'humain. L'écrivain Marcel Moreau qui rugit que l'homme ne cesse de réinventer sa déshumanisation en une course funeste vers le pro­grès. Et qui lance, comme seule possibilité recréatrice d'humanisation, « le pari de l'homme de jeter, avec ses seuls instincts, la base de toute civilisation ». Une « chaonaissance » fondatrice. Le cinéaste Delvaux, pour qui le cinéma et plus largement l'œuvre d'art, est « la voie d'entrée dans l'humain ». La philosophe Elisabeth de Fontenay qui voit l'humanité dans les fresques du plafond de la chapelle Sixtine... Ces quelques histoires des humanités, cette « partition d'une symphonie inachevée », comme la décrit son harmoniste Jacques Sojcher, s'accompagnent d'une superbe ico­nographie, parfois suggérée par les au­teurs. Sculptures de la culture Taïno (600-1000 apr. J.C.), installation de Kounellis, peintures de Manet, Delacroix, Mondrian, ou de la dynastie Song (XII-XIIIème siècles), gravures rupestres, figurine shaman inuit ou manuscrit de Galilée...

Laurence Vanpaeschen