Ne lui manque que le silence...
Deux ouvrages de François Muir viennent de paraître simultanément chez Didier Devillez : un recueil de poèmes inédits, L'hypothèse du miroir, et deux rééditions de proses, regroupées en un seul volume, Walla et Le vigile. La première, sous-titrée « récit », nous décrit la promenade épique qu'une série de personnages (Haï, Wozul, Gorda, Walla...) ont entreprise dans une contrée pleine d'intérêt : « Nous allions à notre gré. Il y avait tant de gens à rencontrer. La montagne était jolie, la plaine était aérée, il y avait de belles collines. » Voici pour la justification. Que se passe-t-il durant cette promenade ? Je n'oserais pas répondre rien. Au contraire, des centaines et des milliers de choses, mais leur enchaînement ne semble vouloir aboutir à aucun événement notoire, ne s'attache à aucun fil narratif traditionnel. Les personnages n'arrêtent pas de faire, de rêver faire et de regarder faire le monde autour d'eux, le texte négligeant de nous renseigner sur leurs motivations ou sur les lois qui les gouvernent. Toujours, nous demeurons dans le rythme, l'énergie harcelante de l'écriture, rendue par des phrases courtes et juxtaposées. Une infinité de tableaux merveilleux s'élaborent et se désagrègent ainsi sous nos yeux, n'ayant en commun, outre l'impitoyable patte de l'auteur, que leur force d'évocation et quelques personnages. De l'histoire de ces derniers, nous ne saurons pas grand chose. Peu importe, finalement, depuis quand Walla et ses comparses vont ainsi à travers le pays, s'observent, se parlent et s'égratignent. Peu importe d'où ils viennent, qui ils sont. Leur avenir n'a d'autre intérêt que la question (et sa réponse en suspens) : « Que se passera-t-il, disait Walla. La prairie est là. Nous sommes là. Et nous ne serons plus là. » Le récit les découvre pour nous un moment (quelques jours, quelques heures, le temps d'un songe), occupés à être ensemble, en proie aux sortilèges de la nature, pas le moins du monde étonnés de ce qui leur arrive, acquis de toute éternité à la succession des départs et des naissances, des trêves et des combats. Accoutumés au jaillissement du sang, à la montée des salives et des sèves, à la vue des terres brûlées, n'ayant en commun que cette « brutalité » dont la beauté nous transporte à chaque instant de la lecture. Mais Wozul et les autres sont les guerriers d'un monde sans pitié, les enfants vulnérables d'un univers en perpétuelle transformation. Et c'est peut-être d'abord de cette mise en perspective que jaillit l'émotion, comme si l'aspect puissant et dérisoire de la nature humaine, soudain mis à distance, prenait sa juste valeur esthétique. Dans la savane que nous montrent les documentaires à la télévision, on est étreint, chassé, dévoré sans relâche. Ainsi dans Walla. On y chasse, dort, enfante à son tour. Mais la pitié n'a pas place, non plus la commisération. Tout acte s'inscrit dans une logique infaillible qui le submerge et dont il assure la pérennité. Chacun exerce son pouvoir là où il le peut, comme il le peut, et, ce faisant, sans cesse, le relativise.
Le Vigile, sous-titré « roman » et initialement intitulé Monsieur Rutil, a été publié un an plus tard, c'est-à-dire en 1987. Il nous conte une histoire moins « intemporelle » que Walla, davantage ancrée dans ce qu'on a coutume d'appeler « le monde moderne » : une grande ville parcourue chaque jour par des milliers de femmes et d'hommes. Le naturel avec lequel ils s'agitent ne cesse d'intriguer Monsieur Rutil, héros du roman, vigile de son état. Ce dernier se fait fort d'observer, en effet, les moindres gestes des habitants de son immeuble et en informe son employeur, le trop poli Monsieur Quiniane. Dans l'immeuble, entre autres, Monsieur Hella, et les sœurs Rutil, agaçantes homonymes du narrateur. L'aînée transporte partout un couteau avec elle, arme, chausse-pied ou godemiché... Mais c'est une autre affaire. Pour le moment, Monsieur Rutil se pose des questions : il se demande qui il est, d'où il vient et pourquoi il est tombé. Il s'étonne des « rituels et protocoles (...) préalables à toute espèce d'échange » auquel il ne peut, naturellement, participer. Qu'à cela ne tienne : il s'abstiendra d'échanger. Il sera du côté du « rapt, vol ou viol, déchaînement de pulsions honni du plus grand nombre ». Monsieur Rutil, aussi, se souvient. Ses parents par exemple, qu'il voue aux gémonies, ont été retrouvés morts dans une forêt, ou sur les bords du lac de Tibériade. Mais Monsieur Rutil se rappelle surtout sa naissance véritable, c'est-à-dire sa venue au langage, paradoxalement apparentée aux récits mythologiques des morts : « Les mots me sont venus une nuit lors de la traversée d'un fleuve après avoir abattu une bête de somme. Ils se sont mêlés au sang. Nous avons fait le partage, les chiens et moi. Ils se sont contentés du sang. Je me suis repu du verbe. » Ainsi, les mots de Rutil, ces flux et reflux sonores lui traversant la cervelle sans presque d'interruption, bien loin de structurer le monde et de justifier son organisation, le gauchissent, le déstabilisent et, au moins fantasmatiquement, le mettent à feu et à sang. Ils donnent lieu aux jubilations les plus frénétiques, aux plaisirs sexuels les plus barbares, aux plus démoniaques déprédations. Ce sont eux qui président au rythme, aux rebondissements, aux combinaisons narratives du roman. « Que serais-je sans eux ? », se demande Rutil, « Le paysage qui m'anime s'émietterait. (...) Planètes, étoiles et galaxies reposent sur les fondations sonores que j'élabore sans fin. » Que Monsieur Hoffa se soit suicidé ou ait été sodomisé par un nain jusqu'à ce que mort s'ensuive n'a guère d'importance. Que les demoiselles Rutil soient finalement les parentes ou les doubles du héros, que Rutil soit vigile, poète ou dresseur de chevaux ne présente aucun intérêt. Non pas que nous soyons dans l'irréalité... Ou bien si. Mais nous sommes dans les mots, emportés par leur effroyable logique poétique. Nous nous repaissons des coups qu'ils se portent, des caresses qu'ils se font. Nous savourons la destruction qu'ils se sont donnée pour but. Nous sommes du côté de la subversion, du désir en liberté.
L'alternative, à savoir la disparition des mots, le règne du silence enfin consacré, cet « émiettement » tant craint et désiré par Rutil constitue peut-être la principale tension de L'hypothèse du miroir. Il n'y a plus de lieu véritable : un pays de neige, une montagne orangée, ou rien. Un seuil (ou pas), qui invite au voyage. Ici, le seuil. Au loin, la ligne d'horizon. Entre ces deux pôles, la possibilité du passage, le balancement de l'être. L'épreuve promise est celle de la connaissance de soi. Dans le même temps s'annonce peut-être enfin la rencontre de l'autre, l'idéal abandon. «... Quelquefois, / Egaré, / Errant/ Sur la crête/ Du monde, / A la recherche/ D'un visage. » Se connaître, mais d'abord, trouver un miroir, qui sera, à volonté, « jour atonal », « fragment de pierre », étendue d'eau. Et scruter, ou attendre la révélation, sans jamais savoir s'il convient de vouloir, comment procéder, à quelle qualité du regard il faut atteindre : « En un grand éloignement/ Ou dans une juste proximité, / Se séparer/ Et, sonore à soi-même, / De son vrai visage, / Entendre la rumeur. » Au cours de cette recherche, toujours, on risque l'effacement. Peut-être, même, on le désire. Car il semble que la paix de l'âme veuille se dérober aux raisons raisonneuses et à l'œil trop aiguisé. Elle paraît davantage s'épanouir dans la communion passive, comme ensommeillée, avec le monde et ses bruissements. Ainsi : « La main s'ouvre. / Le ciel se dégage. » Ainsi : « La respiration des algues, / Le murmure des oliviers, / Le partage d'un visage. » Pourtant, une nouvelle fois, de l'évidence des retrouvailles, de la vision illuminée, nous ne saurons rien. Au long du recueil, toujours, nous toucherons le matin, le réveil, le seuil de la maison. Nous commencerons d'approcher l'astre nocturne. Nous assisterons seulement à ce précieux et « Lent périple/ Où chaque pas/ Libère un fragment de vie. » Nous saurons le prix de « La patience/ Qui sied au regard/ Lorsque, dans l'obscurité, Se manifeste/ Ce qui hésite à naître ». Nous aurons lu, diversement illustrées par les trois ouvrages de François Muir, les séductions ambiguës du silence, le désir mêlé d'effroi qu'il nous inspire, lui, rêve de toute parole et conclusion de toute quête.
Françoise Delmez
François MUIR, L'Hypothèse du miroir, Le Mort des commencements, vol. 1 (poèmes), chez Didier Devillez Editeur, 1996, 128 p.