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Critiques de livres


André BALTHAZAR
Linnéaments
images de Roland BREUCKER
Le Daily-Bul
1997
120 p.

De la léguminologie considérée comme un des beaux-arts

Ce petit livre, cette merveille, n'est pas une flore (à la manière de Linné, botaniste suédois). C'est une célébration. C'est une onomastique pota­gère et jubilante qui égrène les noms de la betterave : « Blanche à collet vert, Tankard doré, Jaune ovoïde des Barres, Blanche de Silésie, Petite négresse de Rennes... Disette, Disette mammouth, Disette camuse... » C'est une invitation à savoir-vivre et à sa-voir-jouir, à épier les sourdines des saveurs, à capturer des papilles, du nez, des dents et du palais. C'est un livre de réminiscence des menues délices enfantines, dont celle qui consiste à déguster, sur des cubes de fro­mage, le sel de céleri : « saisir au bout de l'index, sur la phalangette mouillée, ces graines de puce et [...] les poser sur la pointe de la langue toute prête à fondre. » II était temps que quelqu'un prît le parti des légumes. Quelqu'un qui, comme André Balthazar, les connaît du bout des doigts et de la mémoire, jusqu'à (r)établir des corres­pondances inouïes entre le végétal, l'animal, le minéral et l'humain : les asperges embottillonnées comme des sardines ; l'aubergine soufflée comme une grosse panse de verre en fusion ; les tresses des aulx renvoyant à celles d'une jeune cousine. (De la sorte, on pourra se construire une botanique imagi­naire : « L'artichaut appartient à la famille de l'ornithorynque et du chardon. ») Quel­qu'un qui nous rappelle que les légumes ont une âme (la betterave, encore : « Ton âme est ton alambic qui te travaille de la feuille au trognon »), du sérieux et de la tendresse. Une âme, oui, et même philosophiquement stoïque : dans celle de la carotte fraîche­ment déterrée, alignée sur son sillon, on devine « l'acceptation du légume qui doit croire aux vertus du potage, et qui n'appré­cie de l'air que d'être sorti de la terre. » Tous sens aux aguets, on s'émerveillera de découvrir dans le légume ce que sa pudeur nous dissimulait : ce qui se mange dans la feuille de l'artichaut, c'est « la courbe d'un mont de Vénus ébarbé, tendre à l'œil. » Jusqu'à ne point s'étonner que le pubis fé­minin soit coquinement considéré à l'instar d'une plante potagère : « Feuille de vigne sans raisins, si ce n'est l'amorce d'un grand cru. »

Il y a là de superbes bonheurs d'écriture : du cornichon grenu, Balthazar imagine que « cette virgule à peau nue doit aimer le braille. » Et le cerfeuil posé sur la peau mate dune tomate : « Comme la trace d'une patte de passereau d'eau douce, en étoile à quatre doigts, sur cette calotte de cardinal, le brin de cerfeuil et sa ponctuation définitive, in­dispensable. Parfois une crevette nue y ajoutait sa friandise de nymphette. » Il y a là aussi de superbes bonheurs d'image : celle de Roland Breucker, qui croit aux ver­tus de la longue patience, serre de près le texte et le sert ironiquement, tendrement, fantastiquement, par des collages et de minu­tieux dessins, ombrés, grisés, au crayon. A quand un autre livre de nos distingués léguminologues ? L'épinard, le chicon, le cresson, le potiron, le rutabaga et la patate se ratatinent et se morfondent...

Pol Charles