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Critiques de livres


Carino BUCCIARELLI
L'Inventeur de paraboles
Editions Luce Wilquin
1997
176 p.

L'auteur et ses doubles

On ne se méfie jamais assez des pré­faces. Celle de L'Inventeur de para­boles feint de nous éclairer sur l'ori­gine du nouveau livre de Carino Bucciarelli. L'auteur, désigné par l'initiale C. (comme Ca­rino ?), raconte comment L, un ancien ami au caractère instable quitté cinq ans plus tôt en de mauvais termes, lui adressa les récits qu'on va lire, avant de mourir dans des cir­constances étranges. On aura reconnu le vieux subterfuge de la correspondance retrouvée ou du manuscrit découvert dans un grenier, par lequel les romanciers d'autrefois se dédoua­naient de l'audace de leurs écrits. En réalité, cette préface est déjà une fiction, la première de ce remarquable recueil de nouvelles. Buc­ciarelli s'y invente un double, auteur imagi­naire dont il ne serait que le prête-nom. Avant même de l'avoir compris, nous voici happé dans un monde gouverné par la méta­morphose, le transfert et le dédoublement de personnalité. La terrible incertitude d'être au monde qui s'empare des personnages et les confine dans un refuge mental, voilà l'impres­sion ressentie par le lecteur au fur et à mesure qu'il pénètre dans cet univers. L'année dernière, La Main avait révélé en Bucciarelli un conteur d'une grande matu­rité, capable de créer, à partir de prémices impossibles, un monde cohérent et envoû­tant habité par un singulier bestiaire, de re­vêtir l'étrange et le merveilleux de l'appa­rence la plus naturelle du quotidien, de mettre au jour les gouffres inconnus de l'ex­périence humaine. Ces qualités se retrouvent à un haut coefficient dans les nouvelles de L'Inventeur de paraboles. Raison et déraison, songe et veille, objectivité et subjectivité ces­sent d'être antinomiques pour se fondre en une seule, inquiétante et dangereuse réalité.

En vérité, ce monde est chargé de violence : la souffrance, l'angoisse, la peur harcèlent sans cesse les héros fragiles de Bucciarelli qui, pour échapper à leur condition insuppor­table, se réfugient, au risque de la folie, dans le jeu et la pratique d'une schizophrénie mé­thodique.

« J'ai de très mauvaises fréquentations. La der­nière en date s'appelle Emilie, je l'ai décou­verte dans un tiroir de mon bureau. Il faut dire, Emilie est très petite ; je peux me déplacer en ville avec elle dans ma poche. A peine ai-je rencontré une connaissance et entamé une conversation, la voilà qui grimpe le long de ma veste [et] se mêle sans vergogne à la discussion. Comment pourrais-je passer pour un père tranquille alors qu'elle tient des propos boule­versants ? » (Mes mauvaises fréquentations) ; « Ma disparition me fit éprouver un émoi inu­sité, je peux même dire qu'il s'agit là de l'évé­nement essentiel de mon existence. Je m'aper­çus de mon absence peu de temps après mon retour du travail. A cette heure-là, je devais me trouver dans la salle de bains prenant une douche [...] Mais dans la cage de verre où je me lavais habituellement, personne » (La Dis­parition) ; « Je souffre d'une pénible maladie. Je ne peux penser intensément à une chose vi­vante sans immédiatement me transformer en cette chose. Les situations impossibles dans lesquelles me met ce mal sont sans nombre » (Maladie) ; « J'entretiens avec mes sentiments des rapports, comment dire ? personnels. Situés dans l'abdomen, vraisemblablement vers la partie centrale de l'estomac, mes sentiments se comportent quelquefois en enfant capricieux [...] Cette présence au fond de moi me paraît à ce point détachée de ma personne que j'éprouve fréquemment le besoin de nommer le phéno­mène. Amédée, voilà comment je les ai bapti­sés. Comme il leur va bien, ce prénom stupide à souhait. » (Mes sentiments et moi). S'il faut une imagination forte pour inventer de tels incipits, il faut un talent non moins sûr pour en tenir toutes les promesses et les mener à leur conclusion avec une logique ir­réfutable. On pensera ici à Kafka ou à Cortázar (Le Jeu), ailleurs à Perec (Choix d'un sujet) ou au Queneau du Vol d'Icare (Un cas insoluble). Ces parentés proches ou lointaines importent peu tant Bucciarelli impose avec force un univers singulier. De­puis Jean Ray et Thomas Owen, on se plaît à voir dans la Belgique une « terre de fantas­tique ». Avec Carino Bucciarelli, comme avec Yves Wellens et ses excellents Contes des jours d'imagination (Devillez), la relève pa­raît assurée. Pour nous, que le naturalisme ennuie et que la psychologie fatigue, c'est une excellente nouvelle.

Thierry Horguelin