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Critiques de livres

Françoise Lison-Leroy
L'Incisive
Mortemart
Rougerie
2005
71 p.

De l'épure blanche à l'étoile noire
par Francine Ghysen
Le Carnet et les Instants n° 141

Dans son recueil Fragments, Bosquet de Thoran esquisse un art poétique d'une délicatesse grave et légère. Intuition furtive, mystère effleuré, clarté devinée palpitent sous le fragile équilibre des mots.

Poème insaisissable, qui échappe à celui qui le sentait à portée de plume, pour suivre librement son cours, comme bruit l'eau ou le vent.

«Ainsi va le poème
Suivant une pente douce
Qui se glisse entre les mots
Mais il file trop vite
Pour que je puisse le retenir
Dans les reflets qu'il traverse
A peine né qu'il renaît ailleurs
A peine vécu qu'il meurt
A peine pensé qu'il s'éteint
Divaguant entre les mots
Qui s'égrènent entre mes doigts»

Qui, d'aventure, résiste au poète, se referme, lové autour de son noyau qui ne sera pas livré, partagé.

«Parfois le poème reste enroulé sur lui-même
Dans la chaleur protectrice des mots
Et la plume indiscrète
Pareille à un stylet
Cherche vainement à le déplier
Alors le poème fait le mort
Et se tait pour toujours»

Poème que Bosquet de Thoran interroge inlassablement. Au seuil du silence. A la lisière de la nuit. Au bord de l'effacement.

«Ecrire un poème,
C'est peut-être ne pas écrire,
Etre hors écriture
Hors trace
C'est oublier ce que l'on est,
Ne plus rien savoir
Mais tout sentir,
Et sentir tout
Au plus loin de soi-même»

Ces Fragments cernés de blancs m'ont fait souvenir de la devise du peintre Vuillard : «Le silence me garde.» Il me semble que Bosquet de Thoran devrait l'aimer...


Le titre, déjà, tranche, dans le parcours poétique de Françoise Lison-Leroy; après On les dirait complices (recueil à deux voix, la sienne et celle de Colette Nys-Mazure, avec laquelle elle a signé plusieurs livres), Terre en douce, Celle que l'été choisit, ou, plus récemment, L'affûteuse , Commencer par le soir, voici L'Incisive. La douleur souterraine qui resurgit, âpre et rebelle, du fond de la mémoire, et mord le coeur.

«emmurée vive/ dans cet
enclos de pensionnat/ il me reste à
vêtir mon tourment/ à l'écraser
entre deux lettres mortes/ à chasser
La pâleur qui s'installe/ malgré »

De cette enfance, cette adolescence brimées, confisquées, verrouillées, le refus et la détresse brûlent encore, brûlent toujours. Même si celle qui s'en est évadée, sans en guérir, sait qu'il faut «éponger l'amertume». Apprendre lentement, patiemment, à «repeindre les ruines». A «ravauder la déchirure».

L'écolière se l'était juré :
«je veux voyager sans étoile noire/
ne pas sombrer sous l'uniforme/»

Au coeur du désespoir sourdait un défi :

«en réponse/ aux élans interdits/
aux lettres déchirées/ aux entailles de mémoire/
en réponse/ à l'outrage/ à toute désespérance/ à
l'espace et à l'heure/ aux voix glabres/ en réponse/
aux cent lignes/ je lancerai un livre»

Le livre est là, saccadé, lancinant. Comme un cri transperçant les murs-prison d'autrefois.

Alain Bosquet de Thoran, Fragments, Bruxelles, Le Cormier, 2004, 43 p.